Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/87

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Le secrétaire attirait davantage les yeux ; il était plus exposé dans une chambre où elle ne pouvait plus monter la garde. Il s’ouvrait avec une clef, mais il avait également une petite poignée de cuivre qui ressemblait à un bouton ; je la vis en faisant jouer sur le meuble la lumière de ma lampe. Enfin, à l’apogée de la crise, je fis un pas de plus ; un éclair me traversa l’esprit : peut-être miss Tina désirait-elle me faire comprendre qu’il y avait là une chance possible. Si elle ne le désirait pas, si elle désirait me tenir à l’écart, pourquoi n’avait-elle pas fermé à clef la porte de communication entre la sala et leur salon ? Ç’aurait été me signifier définitivement que je devais les laisser tranquilles. Si je n’avais pas à les laisser tranquilles, c’était me permettre tacitement de venir dans un but précis, et je m’attachais à cette déduction suprêmement subtile que, pour m’obliger, elle avait donné à la serrure le tour de clef libérateur.

La clef n’était plus là, mais la tablette s’abattrait probablement si je tournais le bouton. Une telle possibilité m’oppressait péniblement et je me penchai vers le meuble jusqu’à le toucher, afin d’en bien juger. Je n’avais aucune intention, quelle qu’elle fût, même pas d’abaisser le panneau — non, pas le moins du monde ; je voulais seulement mettre ma théorie à l’épreuve, voir si le panneau bougerait. Je voulus toucher le bouton du doigt : le moindre contact me renseignerait ; et tandis que je le faisais — oui, c’est embarrassant pour moi d’avoir à le raconter — je regardai pardessus mon épaule. Je le fis par hasard, par instinct, car je n’avais réellement rien entendu.

Je laissai presque choir ma lumière et je fis certainement un pas en arrière, me redressant vivement à la vue de ce qui se présentait devant moi : Juliana était là, debout dans l’encadrement de sa porte, en robe de nuit, et m’observait ; ses mains étaient dressées, elle avait soulevé l’éternel rideau qui lui couvrait à demi le visage, et pour la première, la dernière, la seule fois, je contemplai ses yeux extraordinaires. Ils me dévoraient ; ils étaient comme le jet subit d’un flot de lumière sur le cambrioleur surpris ; ils m’imprégnèrent d’une honte insupportable. Jamais je n’oublierai son étrange petite forme blanche, branlante et courbée, avec sa tête dressée, son attitude, son expression ; je n’oublierai pas non plus le ton dont elle siffla, passionnément et furieusement, quand je me tournai vers elle :

— Ah ! la canaille d’écrivain !

Je ne puis plus dire aujourd’hui ce que je balbutiai pour m’excuser, pour m’expliquer ; mais j’allai vers elle pour lui dire que je ne voulais pas mal faire. Elle agita ses vieilles mains pour me repousser, reculant, pleine d’horreur, devant moi ; et tout ce que je vis ensuite fut sa