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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/9

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venirs : ils sont personnels, délicats, intimes, et elle n’a pas la façon de sentir d’aujourd’hui, Dieu merci ! Si je frappais cette corde tout d’abord, je gâterais certainement le jeu. Je ne puis obtenir mes dépouilles qu’en la prenant par surprise, et elle ne peut être surprise que par une manœuvre séduisante et diplomatique. Hypocrisie, duplicité, voilà mon unique chance. J’en suis bien fâché, mais il n’y a pas de bassesse que je ne commette pour l’amour de Jeffrey Aspern. Il faut d’abord que j’aille prendre le thé avec elle ; puis, je jetterai l’hameçon.

Et je lui répétai ce qui était arrivé à John Cumnor, après qu’il lui eut respectueusement écrit. Il n’avait été tenu aucun compte de sa première lettre, et la seconde avait obtenu une réponse fort sèche, de la nièce, en six lignes : « Miss Bordereau la priait de dire qu’elle ne pouvait s’imaginer ce qu’on lui voulait en les dérangeant ainsi. Elles ne possédaient aucun « héritage littéraire » de M. Aspern et, si elles en eussent possédé, ne pourraient concevoir la pensée de le montrer à qui que ce fût, sous quelque prétexte que ce soit. Elle ne saurait imaginer à quoi il faisait allusion et le priait de la laisser tranquille. » Certainement je ne désirais pas être accueilli de cette façon-là.

— Eh bien ! dit Mrs Prest, après un moment de silence et avec malignité, peut-être n’ont-elles rien, réellement. Si elles nient carrément, comment pouvez-vous être assuré du contraire ?

— John Cumnor en est sûr, et cela me prendrait trop longtemps de vous raconter comment sa conviction, ou ses très fortes présomptions — assez fortes pour résister au mensonge, en somme admissible, de la bonne femme — s’est faite là-dessus. D’ailleurs, il fait grand cas de la preuve sous-jacente de la lettre de la nièce.

— La preuve sous-jacente ?

— Le fait de l’appeler M. Aspern.

— Je ne vois pas ce que cela prouve.

— Cela prouve de la familiarité, et la familiarité implique la possession de souvenirs, d’objets tangibles. Je ne puis vous dire combien ce « Monsieur » me trouble, quel pont il jette sur l’abîme qui nous sépare du passé et rapproche mon héros de moi, combien il aiguise mon désir de voir Juliana. Vous ne dites pas : « M. Shakespeare ».

— Le dirais-je davantage, si j’avais une malle pleine de ses lettres ?

— Oui, s’il avait été votre amant et que quelqu’un les désirât !

Et j’ajoutai que John Cumnor était tellement convaincu et affermi dans sa conviction par le ton de miss Bordereau qu’il serait venu lui-même à Venise pour