Page:James Darmesteter - Coup d oeil sur l histoire du peuple juif, 1882.djvu/29

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détournant ailleurs les haines, et en introduisant un esprit plus large, accélèrent la fusion morale ; le préjugé est affaibli déjà bien avant le xviiie siècle qui lui porte le dernier coup et la Révolution, par la voix de Mirabeau et de l’abbé Grégoire, n’a plus d’autres convictions à vaincre que celles de l’abbé Maury. L’émancipation même a ses précédents avant 89 ; des Juifs de Bordeaux et du Comtat sont citoyens dès 1776 : mais la Révolution française, en posant le principe général de l’égalité religieuse, en faisant passer les mœurs dans la loi d’une façon irrévocable et avec une hauteur et un éclat qui ont fait de l’exemple donné par elle la loi du monde civilisé, devient la date suprême et fatidique dans les fastes de la destinée juive.

Cette date, qui met fin à l’histoire matérielle du peuple juif, ouvre une ère nouvelle et étrange dans l’histoire de sa pensée. Pour la première fois, cette pensée se trouve en accord, et non plus en lutte, avec la conscience de l’humanité. Le Judaïsme qui, dès sa première heure, a toujours été en guerre avec la religion dominante, que ce fût celle de Baal, de Jupiter ou du Christ, est enfin arrivé en présence d’un état de pensée qu’il n’a pas à combattre, parce qu’il y reconnaît ses instincts et ses traditions. La Révolution n’est, en effet, que le retentissement dans le monde politique d’un mouvement bien plus vaste et plus profond, qui transforme la pensée tout entière et qui aboutit, dans l’ordre spéculatif, à la conception scientifique du monde substituée à la conception mythique, et dans l’ordre pratique, à la notion de justice et de progrès. Dans ce grand écroulement de la religion mythique dont le bruit emplit notre âge, le Judaïsme, tel que les siècles l’ont fait, est la religion qui a eu le moins à souffrir et le moins à craindre, parce que ses miracles et ses pratiques ne font pas partie intégrante et essentielle, et que par suite il ne croule pas avec eux. Il n’a pas mis le prodige à la base du dogme, ni installé le surnaturel en permanence dans le cours des choses. Ses miracles, dès le moyen-âge, ne sont plus qu’un détail poétique, récit légendaire, pittoresque de décor ; et sa cosmogonie, empruntée à la hâte à Babylone par le dernier rédacteur de la Bible, et les histoires de la pomme et du serpent, sur lesquelles tant de générations chrétiennes ont pâli, n’ont jamais bien inquiété l’imagination de ses docteurs ni pesé d’un poids bien lourd sur la pensée de ses philo-