Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/163

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Becker gardait un silence obstiné, et Monsieur Perret ne nous avait écrit une ou deux fois que pour nous induire en erreur. Enfin, au dernier moment, arrive une lettre du Comité romand de Genève au Conseil fédéral anglais, par laquelle les Genevois, d’abord, refusent d’accepter pour eux-mêmes des mandats anglais, prônent la conciliation, et envoient une brochure (signée Perret, Duval, etc.) qui est dirigée directement contre le Congrès de la Haye et l’ancien Conseil général de Londres. Ces gaillards-là, sur certains points, vont encore plus loin que les Jurassiens, par exemple ils demandent l’exclusion de ce qu’ils appellent les travailleurs de la pensée. Le plus beau de l’affaire, c’est que ce factum a été rédigé par le misérable aventurier Cluseret[1] : ce Monsieur voudrait avoir le Conseil général à Genève, pour exercer de là sa dictature secrète. Lettre et brochure arrivèrent à point pour empêcher Serraillier d’aller à Genève ; il se borna à protester (et le Conseil fédéral anglais fit de même) contre les menées des gens de là-bas, et à leur déclarer que leur Congrès ne serait considéré que comme une affaire exclusivement locale. Il a été très à propos que personne n’y soit allé dont la présence eût pu rendre douteux ce caractère du Congrès. Malgré tout, les Genevois n’ont pas réussi à s’emparer du Conseil général ; mais, comme tu l’auras déjà appris, ils ont anéanti tout le travail fait depuis le premier Congrès de Genève (1866), et même ont voté beaucoup de choses opposées aux décisions qui y avaient été prises. À mon avis, dans les conditions actuelles de l’Europe, il sera très utile de faire passer à l’arrière-plan, pour le moment, l’organisation formelle de l’Internationale ; il faut seulement, si possible, conserver entre nos mains le point central de New York, afin d’empêcher que des idiots comme Perret ou des aventuriers comme Cluseret ne s’emparent de la direction et ne compromettent la chose. »

Becker, lui, écrit à Sorge le 22 septembre : « Avant même que fussent arrivées ici les fâcheuses nouvelles concernant l’abstention de Serraillier et du Conseil fédéral anglais, j’avais, pour donner plus de prestige au Congrès par le nombre de ses membres, et pour assurer la majorité à la bonne cause, fait surgir de terre, en quelque sorte, treize[2] délégués d’un seul coup (hatte ich, um dem Kongress durch Mitgliederzahl mehr Anschen zu geben und der richtigen Richtung die Mehrheit zusichern, 13 Delegierte gleichsam aus der Erde gestampft), et le résultat, en fin de compte, dépassa de beaucoup mon attente. Tu auras appris par Serraillier et par le Conseil fédéral anglais, — qui ne pourront jamais faire excuser (entschultigen) leur absence, à plus forte raison la justifier (rechtfertigen), — les circonstances particulièrement difficiles résultant d’une certaine dislocation de la Fédération romande. Les Genevois firent tous leurs efforts pour transférer le Conseil général ici, mais la solide union des délégués allemands et suisses allemands[3] réussit à empêcher ce qui eût été, en pareilles circonstances, un événement très malheureux. » Dans une autre lettre, du 2 novembre, Becker exprime en termes très vifs le mécontentement que lui a causé la conduite des deux grands chefs, Marx et Engels, qui, ayant vu les choses se gâter, se sont prudemment tenus à l’écart, et l’ont laissé se débrouiller tout seul : « Que devient donc cette solidarité tant vantée et si chaudement recommandée, si l’on reste chez soi quand on voit le char social embourbé, en laissant à quelques camarades le soin de le tirer de l’ornière, afin de pouvoir dire, si les choses tournent mal, qu’on n’en était pas, et de se soustraire ainsi à toute responsabilité, tandis qu’au contraire toute la faute d’un insuccès devrait à juste titre retomber sur de telles abstentions ? Que le diable emporte ces j....-f..... qui tremblent de perdre leur renom de grands hommes ! S’ils pensaient qu’il y eût du danger, ils étaient doublement tenus devenir. (Der Teufel soll die grossmannsrufverlustbangen Klugscheisser holen ! Zweimal hätten sie kommen müssen,

  1. J’ignore si la brochure en question est en effet l’œuvre de Cluseret, ou si Marx était mal renseigné.
  2. Dans une lettre du 2 novembre, comme on le verra à la page suivante, Becker dit « douze ».
  3. C’est-à-dire des délégués que Becker avait fait « surgir de terre » au moyen des mandats Oberwinder.