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et l’exil, a démoralisé ces gens à fond. » Enfin, en janvier 1877, Mme  Jenny Marx s’exprime ainsi dans la seule lettre d’elle que contienne le livre de Sorge : « Notre ami Engels va bien, comme toujours. Il est toujours bien portant, vif, gai, et boit toujours volontiers son verre de bière, en particulier de celle de Vienne. D’autres connaissances je n’ai pas grand chose à vous dire, parce que nous n’en voyons plus que très peu, en particulier plus de Français du tout, plus de Le Moussus, plus de Serrailliers, et surtout pas de blanquistes. We had enough of them[1]. Wroblewski est en relations avec le ministre de Turquie, et doit s’engager dans l’armée turque dès que la guerre éclatera ; c’est une tête vraiment géniale et un brave garçon. Quant aux ouvriers anglais à la Mottershead, Eccarius, Hales, Jung, etc., n’en parlons pas ! »

Sic transit gloria mundi. Quel triste dénouement, mais aussi quelle Némésis ! Abandonné par ses plus anciens amis, les ouvriers qui avaient fondé l’Internationale (Eccarius, Jung), abandonné depuis la Haye par les blanquistes, Marx se voyait forcé de renier enfin ceux qui avaient été pendant longtemps ses hommes à tout faire, les Le Moussu, les Serraillier, et de les déclarer des coquins. Il ne lui restait plus en Angleterre qu’un instrument sur lequel il pût compter, le correspondant mal famé du Standard, Maltman Barry. Nous le retrouverons en 1877.



Bakounine avait quitté Locarno au commencement de septembre pour aller faire un séjour à Berne chez son ami le Dr  Adolphe Vogt ; il y passa tout le mois de septembre et les premiers jours d’octobre. Il y avait plusieurs raisons à ce voyage. Bakounine désirait profiter de la venue des délégués de l’Internationale à Genève pour revoir des amis espagnols et français, et pour faire quelques nouvelles connaissances ; ne voulant pas se rendre à Genève même, où sa présence eût été remarquée, et sans doute commentée par la presse, ce qui ne lui convenait pas au moment où il venait de prendre la résolution de renoncer à toute activité publique, c’était dans une ville comme Berne qu’il pouvait le mieux se rencontrer avec eux. En outre, il avait besoin de consulter le Dr  Vogt sur son état de santé ; et il était désireux aussi de s’informer, par l’intermédiaire de ses vieux amis de Berne, qui avaient des relations dans le monde officiel, si le gouvernement suisse serait disposé à le laisser finir paisiblement ses jours à Locarno, moyennant l’assurance publiquement donnée qu’il ne prendrait désormais part à aucune agitation révolutionnaire.

Après le Congrès, Farga, Viñas, Alerini et Brousse se rendirent en effet à Berne, ainsi que Pindy, et eurent quelques entretiens avec Bakounine. Brousse avait quitté Barcelone sans esprit de retour, dans l’intention de se fixer en Suisse ; ce fut à Berne qu’il élut domicile, et, au bout de quelque temps, grâce aux démarches que son père[2] fit auprès de divers professeurs de l’université bernoise, il obtint la place d’assistant au laboratoire de chimie de cet établissement. J’allai, moi aussi, voir Bakounine à Berne, au milieu de septembre, accompagné de Victor Dave. Nous dînâmes — ou, comme on dit en Suisse, nous soupâmes — avec Bakounine chez Adolphe Vogt ; il y avait à ce souper, outre Bakounine, Dave et moi, le musicien Adolphe Reichel et son fils Alexandre (aujourd’hui membre du Tribunal fédéral suisse), Adolphe Vogt, sa femme, sa fille et son gendre le jeune avocat Edouard Müller (destiné à une si brillante fortune politique, et qui, devenu vingt ans plus tard conseiller fédéral, a été déjà trois ou quatre fois président de la Confédération suisse). La soirée se passa très agréablement ; Adolphe Vogt et son excellente femme me firent l’accueil le plus cordial, et j’ai toujours conservé avec eux, depuis ce jour-là, des relations amicales ; Reichel, qui était réellement un musicien remarquable, joua et chanta plusieurs de ses compositions, entre autres quelques mé-

  1. « Nous avions assez d’eux ».
  2. Le père de Paul Brousse était professeur à la faculté de médecine de Montpellier.