Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/228

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tel Bodenhaus, où il s’inscrivit sous le nom d’Armfeld ; et ce fut là que, le 28 et le 29, il rédigea son long Mémoire justificatif[1] ; ce Mémoire fut envoyé à Bellerio pour Cafiero, avec une lettre où Bakounine disait que ce document ne devait pas être communiqué à Mme Antonie avant le 4 ou le 5 août ; jusque-là elle devrait croire que son mari était à Zürich.

De Splügen, Bakounine m’écrivit un court billet que je reçus deux ou trois jours après : il m’y faisait ses adieux, et m’annonçait, sans autre explication, qu’il se rendait en Italie pour y prendre part à une lutte de laquelle il ne sortirait pas vivant. J’ignorais tout, à ce moment, des incidents qui avaient eu lieu à la Baronata ; le contenu de ce billet, si imprévu pour moi après la lettre que j’avais reçue trois ou quatre mois avant, me bouleversa ; mais je ne pus qu’attendre, dans la plus vive anxiété, des nouvelles des événements qui allaient se passer.

Je dois maintenant donner ici la fin des extraits du Mémoire justificatif ; et d’abord un passage dans lequel Bakounine confesse avoir commis une faute, qu’il expie en ce moment, et dit quels motifs déterminèrent sa conduite lorsqu’il accepta les largesses de Cafiero et la nouvelle existence qu’elles devaient lui faire :


Ma faute, c’est d’avoir accepté dès l’abord la proposition fraternelle de Cafiero. En la repoussant, j’aurais maintenu l’intégrité de ma vie jusqu’à la fin, et j’aurais été maintenant libre d’en disposer selon mes convictions et inclinations propres[2].

Au fond, je dois avouer qu’en l’acceptant, je commis une trahison envers moi-même, envers mon passé, et, à dire le vrai mot, une lâcheté que j’expie aujourd’hui. Maintenant je dirai les raisons qui me l’ont fait accepter, et qui peuvent me servir d’excuse jusqu’à un certain point.

D’abord, je suis réellement fatigué et désillusionné. Les événements de France et d’Espagne avaient porté à toutes nos espérances, nos attentes, un coup terrible. Nous avions calculé sans les masses, qui n’ont pas voulu se passionner pour leur émancipation propre, et, faute de cette passion populaire, nous avions beau avoir théoriquement raison, nous étions impuissants.

La seconde raison fut celle-ci : le travail qui pour nous restait seul possible était le travail occulte, bien masqué. Il était absolument nécessaire que nous prissions tous un aspect tranquille et bourgeois. De plus, le gouvernement fédéral suisse, pressé par le gouvernement italien, et par conséquent le gouvernement cantonal tessinois, voulaient absolument m’interner dans l’intérieur de la Suisse. J’avais toute la peine du monde de rester à Locarno. La proposition de Cafiero m’en donnait le moyen.

Enfin la troisième raison, et la plus puissante, le dirai-je, ce fut mon

  1. Voici le titre de ce document : « Mémoire justificatif que j’écris principalement pour ma pauvre Antonie. Je prie Emilio de le lire d’abord, puis de le donner à lire à Cafiero, qui pourra le donner à lire à sa femme, s’il le trouve bon, et, seulement après qu’il l’eut lu et ajouté des observations s’il le trouve nécessaire, le donner à lire à Antonie, mais le détruire de commun concert, puisqu’il contient des faits politiques qui ne doivent jamais sortir du cercle des plus intimes. »
  2. C’est-à-dire qu’il n’aurait pas été moralement contraint de s’associer à une expédition dont il prévoyait l’échec et à laquelle il ne prenait part qu’à contre-cœur.