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Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/296

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trouve plus nulle part ; chacun reste chez soi, on a assez à faire pour payer ses impôts... Le plus grand mal est encore que le pays devient de plus en plus clérical. Les jésuites, n’ayant pu mettre la main sur l’instruction, ont commencé à jouer au patriotisme, et cela leur réussit : il n’y a plus assez de place dans les églises... Quelle race que ces prêtres ! je les déteste mille fois plus que les Prussiens. » (Bulletin du 3 janvier 1875.)

Une autre lettre — celle-là d’Avrial, qui à ce moment travaillait à Strasbourg — faisait les mêmes constatations : « Je doute que dans aucun autre pays, en Chine même, les travailleurs soient si oublieux de leurs devoirs, prennent si peu souci de leurs intérêts... Dominés par les prêtres ou endoctrinés par les avocats de la revanche, les malheureux prolétaires d’Alsace n’ont d’autre idéal, ne conçoivent autre chose présentement, que la guerre de revanche. » (Bulletin du 30 mai 1875.)


Le Congrès annuel du parti socialiste autrichien, auquel s’étaient rendus aussi quelques délégués hongrois, s’ouvrit le 16 mai, près de Marchegg, mais sur territoire hongrois. Dès la première séance, néanmoins, la police prononça la dissolution du Congrès. Les délégués hongrois furent arrêtés et envoyés à Presbourg. Les délégués autrichiens furent conduits jusqu’à la frontière par un détachement de pandours ; un peloton de gendarmerie les y reçut et les escorta à la prison de Marchegg : là, les délégués, au nombre de trente-quatre, eurent à subir un interrogatoire ; ceux qui étaient étrangers furent retenus en prison ; ceux qui étaient sujets autrichiens reçurent une feuille de route et l’ordre de se rendre immédiatement dans leur commune d’origine. « Le Congrès ouvrier, dit le Fremdenblatt, se trouva de la sorte aussitôt terminé qu’ouvert. » (Bulletin du 30 mai 1875.)


Pour la première fois, depuis le temps de Netchaïef, notre Bulletin se mit à publier, en 1875, des nouvelles du mouvement socialiste révolutionnaire en Russie. C’est que ce mouvement, un moment comprimé, avait pris au cours des années 1873 et 1874 un développement considérable. La jeunesse des écoles — les jeunes filles surtout — avait commencé à « aller dans le peuple ». Des groupes de propagande s’étaient formés partout. Pierre Kropotkine a parlé, dans ses Mémoires, de l’action du groupe dont il faisait partie, et qu’on appelait le « cercle de Tchaïkovsky » : il y avait là le chimiste Nicolas Tchaïkovsky, fondateur du cercle[1], l’héroïque Sophie Perovskaïa, l’aventureux Serge Kraftchinsky (connu depuis sous le pseudonyme de Stepniak), etc. Je ne saurais nommer tous ceux et toutes celles qui participèrent, au premier rang, dans un groupe ou dans un autre, à l’œuvre de propagande et de lutte : une partie d’entre eux ont figuré dans le procès des Cinquante, en mars 1877, et dans celui des Cent quatre-vingt-treize, à la fin de 1877, et quelques-uns de leurs noms seront mentionnés à cette occasion (au tome IV). Mais le gouvernement veillait : de nombreuses arrestations furent faites déjà dans le courant de 1873 ; en mars et avril 1874, les membres du cercle de Tchaïkovsky furent arrêtés à leur tour[2], à l’exception de Tchaïkovsky lui-même, de Kraftchinsky, et de deux ou trois autres, qui réussirent à passer en Occident ; et les persécutions contre tout ce qui était suspect d’être hostile à l’autocratie continuèrent dans toute la Russie : des milliers de personnes étaient enfermées dans les prisons, et plus de cent mille avaient été déportées en Sibérie.

Un collaborateur russe, qui signait, comme nos autres correspondants, d’une initiale de fantaisie (c’était notre ami R. Zaytsef, et il avait choisi ou nous lui avions attribué l’initiale « P. »), nous envoya, sur ma demande, une lettre une fois par mois. Dans la première (Bulletin du 31 janvier 1875), il signalait le

  1. Ce cercle avait été fondé par Tchaikovsky dès 1869, lorsqu’il était encore étudiant.
  2. Je ne me rappelle pas à quel moment et par quel intermédiaire me parvint la nouvelle de l’arrestation de Pierre Kropotkine ; je sais seulement que nous en fûmes informés assez promptement.