Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/310

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mille : c’est une question de logement, de nourriture et de chaleur, — donc question de vie, ou d’inanition, de maladie, sinon de mort, comme tu vois. Et nous n’espérons pas recevoir la moindre somme avant un mois. » Cette fois, le père Bellerio envoya lui-même l’argent demandé, et, le 14, Bakounine dit à Emilio : « Remercie bien de ma part ton bon et respectable père... Vous m’avez rendu tous les deux un bien grand service. Je suis tout à fait tranquille maintenant, d’autant plus que les nouvelles de Russie sont excellentes, de sorte que je serais bientôt capable de m’écrier : Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, — s’il n’y avait pas le pape, Victor-Emmanuel et consorts en Italie, Mac-Mahon avec les neuf dixièmes de l’Assemblée à Versailles... »

Un mois plus tard, il écrivait à Élisée Reclus la lettre suivante, retrouvée et publiée par Nettlau[1] :


Le 15 février 1875. Lugano.

Mon très cher ami, je te remercie beaucoup pour les bonnes paroles. Je n’ai jamais douté de ton amitié, ce sentiment est toujours mutuel, et je juge du tien par le mien.

Oui, tu as raison, la révolution pour le moment est rentrée dans son lit, nous retombons dans la période des évolutions, c’est-à-dire dans celle des révolutions souterraines, invisibles, et souvent même insensibles[2]. L’évolution qui se fait aujourd’hui est très dangereuse, sinon pour l’humanité, au moins pour certaines nations. C’est la dernière incarnation d’une classe épuisée, jouant son dernier jeu, sous la protection de la dictature militaire, — Mac-Mahono-bonapartiste en France, bismarckienne dans le reste de l’Europe.

Je m’accorde avec toi à dire que l’heure de la révolution est passée, non à cause des affreux désastres dont nous avons été les témoins et des terribles défaites dont nous avons été les plus ou moins coupables victimes, mais parce que, à mon grand désespoir, j’ai constaté et je constate chaque jour de nouveau que la pensée, l’espérance et la passion révolutionnaires ne se trouvent absolument pas dans les masses ; et, quand elles sont absentes, on aura beau se battre les flancs, on ne fera rien. J’admire la patience et la persévérance héroïques des Jurassiens et des Belges, ces derniers Mohicans de feu l’Internationale[3], et qui, malgré toutes les difficultés, adversités, et malgré tous les obstacles, au milieu de l’indifférence générale, opposent leur front obstiné au cours absolument contraire des choses, continuant à faire tranquillement ce qu’ils ont fait avant les catastrophes, alors que le mouvement était ascendant et que le moindre effort créait une force.

C’est un travail d’autant plus méritoire qu’ils n’en recueilleront pas les fruits ; mais ils peuvent être certains que le travail ne sera point perdu, — rien ne se perd dans ce monde, — et les gouttes d’eau, pour être invisibles, n’en forment pas moins l’Océan.

Quant à moi, mon cher, je suis devenu trop vieux, trop malade, et, faut--

  1. Les quatre premières pages seulement du brouillon de cette lettre existent dans les papiers de Bakounine.
  2. On reconnaît là une théorie familière à Élisée Reclus.
  3. Élisée Reclus dut être bien étonné de cette expression « feu l’Internationale » : car il était un membre militant de notre Association, et il la savait plus vivante que jamais, au moins dans notre région.