Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/393

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Malon se le tint pour dit, et ne revint plus à la charge. Mais à partir de ce moment, d’ennemi sournois qu’il avait été, il fut notre ennemi déclaré.

La communication de Félix Pyat à la réunion de Lausanne parut dans le n° 21 du Bulletin, qui, en la publiant, déclara « laisser au signataire l’entière responsabilité de ses idées ». C’était une lettre Au peuple de la classe dirigée, dans laquelle Pyat expliquait à ce peuple, dit « souverain », que seule la bourgeoisie possédait « les trois attributs de la souveraineté, le sol qui nourrit, le vote qui dispose et l’arme qui défend » ; en ajoutant : « Des trois, elle ne t’en a laissé qu’un, le vote, avec lequel tu reprendras les deux autres, si tu le veux ». C’était là une conception bien éloignée de la nôtre ; et cependant Félix Pyat lui-même, malgré ses vieux préjugés démocratiques, faisait une concession aux idées de l’Internationale : il reconnaissait l’utilité de l’organisation ouvrière, du groupement corporatif. « Entre la famille et la commune, disait-il, il y a pour l’individu un vide, que la corporation doit remplir… Même en république, la famille est monarchique et théocratique ;… elle est un groupe physiologique, moins de volonté que de fatalité… La corporation, au contraire, est le premier groupe formé volontairement, contractuellement, par consentement, entre égaux et libres, avec droits et devoirs, c’est-à-dire réciprocité. » Il eût fallu, disait-il, qu’en 1791, au lieu de dissoudre les anciennes corporations, on les réformât : si l’ouvrier de Paris eût gardé « son organisation, ses chefs et ses armes », il fût intervenu plus puissamment dans les grands mouvements de 1793 et de 1848. Et, rappelant le souvenir des journées de juin 1848, Félix Pyat écrivait cette page remarquable, que je veux citer :

Le peuple de Paris venait de faire la révolution de février, au nom du droit proclamé par Turgot ; du « droit au travail », et, le plus sacré des droits lui étant refusé, il avait voulu le prendre par le plus saint des devoirs[1]. Eh bien, l’organisation qui lui avait manqué pour le conquérir dans la paix, il la reprit instinctivement dans le combat. Je n’oublierai jamais ces néfastes journées de juin 1848, le prologue de celles de mai 1871. Je parcourus avec notre regretté Dupont (de Bussac) tout le grand faubourg Antoine, suppliant les ouvriers de ne pas engager une lutte impossible contre les forces supérieures de Cavaignac, leur disant que leurs frères mêmes de la garde mobile[2] les combattraient comme la garde nationale bourgeoise. Désespérés, ils faisaient leur réponse : Du pain ou du plomb, et construisaient leurs barricades. J’en comptai plus de cent qui hérissaient la rue depuis la Bastille jusqu’au Trône ; et sur chacune d’elles flottait un drapeau rouge portant l’insigne du travail, c’est-à-dire l’outil d’un métier : sur l’un c’était l’équerre et le compas ; sur l’autre, le marteau et le ciseau ; sur un troisième, une presse et un composteur ; ainsi de suite, chacun son symbole. Cela ne valait-il pas les aigles, les lions et autres bêtes de proie, emblèmes des maîtres ? Les combattants s’étaient rangés naturellement ainsi par ordre d’états, par corporations, se connaissant mieux pour mieux se défendre, en vrais frères et amis, en compagnons. Nobles soldats et nobles drapeaux d’une guerre sainte pour la plus juste des causes, « pour le plus sacré et

  1. « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » (Déclaration des Droits de l’homme du 23 juin 1793, article 35). Le projet de Robespierre, du 21 avril 1793, avait dit (art. 27) que l’insurrection était le plus saint des devoirs.
  2. On sait que la garde mobile, créée à la fin de février 1848 pour mettre entre les mains du gouvernement une force armée qui put tenir le prolétariat en respect, était composée de jeunes ouvriers dont on avait fait des militaires casernés, recevant une solde de 1 fr. 50 par jour.