Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/421

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trop étendue pour le format de notre journal ; mais nous tenons à dire que nous nous y associons complètement. Nous désirons, notre conduite l’a toujours prouvé, le rapprochement, dans la mesure du possible, de tous les groupes socialistes ; nous sommes prêts à tendre la main de la conciliation à tous ceux qui veulent lutter sincèrement pour l’émancipation du travail ; mais nous sommes bien décidés en même temps à ne pas laisser insulter nos morts.


Je ne puis résister au désir de placer à la fin de ce chapitre une lettre écrite à Alexandre Herzen par Jules Michelet, le 1er juillet 1855[1], au moment où Herzen venait de lui annoncer la prochaine publication de sa revue l’Étoile polaire ; on trouvera dans cette lettre, avec un magnifique éloge de Bakounine, — que Michelet avait connu personnellement, avant 1848, et beaucoup aimé, — des appréciations générales très remarquables sur la signification de la Révolution russe pour l’Europe et pour le socialisme :


Paris, 1er juillet 1855.

Vous demandez, cher Monsieur, si je ne sympathise pas à votre grand projet de l’Étoile du Nord[2], à moi qui, durant la terreur qu’inspirait la puissance russe, ai pu paraître injuste et dur pour votre grande nation.

Vous croyez que j’entre de cœur dans ces vues si généreuses, à la fois patriotiques et humaines.

Ah ! que vous avez raison !

Sachez, ami, que dans cette maison où je n’ai pas encore eu le bonheur de vous recevoir, la première place, à la droite de mon foyer de famille, est occupée par un Russe, notre Bakounine, image deux fois précieuse, deux fois tragique, deux fois chère, qui fut dessinée pour moi de la main mourante de Madame Herzen[3].

Sainte image, mystérieux talisman qui ranime toujours mes regards, qui remplit toujours mon cœur d émotion, de rêveries, d’un océan de pensées ! C’est l’Orient, c’est l’Occident, c’est l’alliance des mondes[4].

C’est l’Occident, la ferme épée et l’intrépide soldat qui, éveillé avant

  1. Cette lettre a été publiée par M. Gabriel Monod, gendre de Herzen, dans la Revue, de Paris, numéro du 1er juin 1907.
  2. Michelet écrit, par inadvertance Étoile du Nord, titre d’un opéra de Meyerbeer joué en 1855, pour Étoile polaire.
  3. En octobre 1851, Michelet avait voulu parler de Bakounine, alors enfermé dans les casemates de la forteresse de Saint-Pétersbourg, dans un livre qu’il écrivait sur les martyrs de l’idée révolutionnaire, et il avait prié Herzen de lui procurer quelques notes biographiques sur le prisonnier. Herzen écrivit lui-même les notes demandées, et les envoya à Michelet (7 novembre) ; quelques jours après (13 novembre), il les fit suivre d’un portrait de Bakounine dessiné par Mme Herzen : « Je vous envoie, écrivit-il à Michelet, un petit croquis que ma femme a fait de mémoire ; la ressemblance est assez grande ». Mme Herzen était déjà malade à ce moment (elle mourut six mois plus tard, le 2 mai 1852). Michelet remercia Herzen avec effusion, à plusieurs reprises, pour les notes et pour le portrait ; il écrit entre autres, le 16 mars 1832, en s’informant de la santé de Mme Herzen : « Je n’oublierai jamais l’extrême bonté qu’elle a eue de me donner un croquis de notre immortel Bakounine » ; et le 29 juillet suivant : « J’ai intronisé ici dans mon salon à la première place le portrait de Bakounine. Il m’est doublement cher et pour celui qu’il représente et pour l’aimable et chère personne qui, sans me connaître, a bien voulu le faire pour moi. »
  4. Michelet veut dire, comme on va le voir, que Bakounine symbolise pour lui l’Orient et l’Occident à la fois.