Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/154

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lendemain j'appris qu'on m'avait cherché partout pour me conduire à la tribune faire un discours !


Le n° 6 du Progrès ne devait pas passer inaperçu. À Genève, nos amis l'accueillirent avec enthousiasme ; l’Égalité reproduisit, dans son numéro du 6 mars, l'article sur la fête du 1er mars, que Perron présenta aux lecteurs non sans emphase : « C'est le peuple, disait-il, le peuple ouvrier, jeune, puissant, confiant dans sa force et dans l'avenir, qui parle avec une éloquence mâle et vigoureuse ». Le fait est qu'il y avait dans l'article un peu de rhétorique ; et c'est sans doute à ce défaut qu'il dut son succès.

La façon dont j'avais parlé du christianisme libéral, dans le compte-rendu de la conférence de Bakounine, déplut, naturellement, à ceux des radicaux de Neuchâtel qui m'avaient précédemment fait des avances. J'avais déjà déclaré, le 20 février, qu'à notre sens « les chrétiens libéraux étaient dans l'erreur », mais que cette erreur se corrigerait ; qu'un jour les esprits « s'affranchiraient complètement de la tradition historique et des rêveries transcendantes », et qu'il fallait, par conséquent, « appuyer un mouvement qui devait infailliblement aboutir à la glorification de la raison humaine ». Le 1er mars, je ne faisais que répéter les mêmes choses en termes imagés ; mais on trouva que « tisane chrétienne » manquait de courtoisie, et Buisson, la première fois qu'il me revit, s'égaya aux dépens du « vin pur de l'athéisme ». On attribua mon langage à l'influence de Bakounine : et il est certain qu'elle y était pour quelque chose. Il y eut refroidissement à mon endroit chez les radicaux de Neuchâtel, et, de mon côté, j'écrivis à Eugène Borel que je renonçais à aller faire à la Société d'utilité publique la conférence promise. Mais les socialistes des Montagnes n'en continuèrent pas moins à prendre part à la lutte contre le calvinisme ; et, dans le Progrès même, j'allais bientôt apporter ma contribution à la polémique anti-biblique. Nous avions refusé d'entrer dans l' « Église libérale », mais nous entendions continuer à faire campagne avec les protestants libéraux contre les dévots.

Au Locle, il y eut pas mal de tapage dans le camp des amis des pasteurs. On chargea le directeur de l'École industrielle de me tancer : et en effet, au bout de huit jours, le mardi 9 mars, M. Barbezat, d'un air excessivement grave, me parla du Progrès, et aussi d'une conférence que je devais faire dans la grande salle du Collège le 21, et pour laquelle j'avais choisi pour sujet Le vrai Voltaire, en m'inspirant du livre qu'avait publié sous ce titre en 1867 E. de Pompery. Le directeur avait bonne envie — je le crus du moins — de me faire une scène et d'essayer de m'intimider ; mais le sang-froid avec lequel je lui répondis le déconcerta : comme je lui demandais si, en usant de mes droits de citoyen, j'avais enfreint quelque disposition légale, il fut contraint de reconnaître que non. De l'autre côté, les adhésions enthousiastes nous arrivaient en foule ; dans la population ouvrière, on avait senti qu'une nouvelle façon de comprendre la république venait de s'affirmer, que, pour nous, les temps du bavardage patriotique étaient finis, et que nous avions, cette fois, coupé le câble.

En envoyant à Bakounine le Progrès du 1er mars, je lui écrivis que les socialistes du Locle, encouragés par le succès de leur journal, pensaient à le faire paraître régulièrement tous les quinze jours ; je le priais de nous aider à trouver de nouveaux abonnés, en utilisant ses relations dans les pays voisins, France, Italie et Espagne : ses amis, membres de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste, pourraient devenir nos collaborateurs. Il ne me répondit que le 11 mars, après avoir reçu une seconde lettre où je me plaignais de son silence. Voici sa réponse :


Ce vendredi 11 mars 1869.

Mea culpa, mea maxima culpa ! Monchal m'a apporté ta première lettre il y a quelques jours ; les nouvelles que tu m'y donnes, la transformation si complète et si héroïque de ton journal, et la propo-