Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/181

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Il faut acheter ce droit, cher ami, par beaucoup de sacrifices et par une lutte incessante à commencer d'aujourd'hui. Aujourd'hui il n'est pas du tout profitable ni gai d'être de notre parti ; car le monde bourgeois tout entier, le monde qui fait l'opinion publique aujourd'hui, est enragé contre nous, — et nos amis naturels, les ouvriers, ne sont pas encore enragés pour nous. Nous nous trouvons dans une position excessivement périlleuse, et souvent même dégoûtante, impossible. Tous tant que nous sommes, socialistes révolutionnaires, privés de tous moyens pécuniers, nous sommes presque toujours financièrement écrasés : nous n'avons pas l'argent nécessaire pour nous mouvoir, pour entreprendre la moindre des choses ; et le peu d'argent que beaucoup des nôtres parviennent à gagner par leur travail les rend dépendants de ceux mêmes qu'ils doivent et qu'ils veulent combattre. On ne peut s'imaginer, socialement, économiquement et politiquement parlant, de situation plus difficile et plus désagréable que la nôtre. Ajoute encore à ceci que nous n'avons, pour nous consoler et pour nous encourager, aucune espérance personnelle dans l'avenir, car lorsque la révolution sociale aura éclaté, tout le monde sera trop occupé des terribles questions qu'il y aura à résoudre, pour qu'on ait le temps de s'occuper de nous et de nos services passés. Et si nous mourons avant qu'elle éclate, nous finirons nos jours dans la misère, objets de toutes les malédictions et calomnies bourgeoises[1].

Voilà, dans toute sa vérité, notre situation actuelle ; et, pour que je t'appelle à venir la partager avec nous, il faut vraiment que j'aie une grande foi dans la grandeur naturelle de ton cœur. Ta réponse me montrera si j'ai eu raison, oui ou non, de compter sur toi.

Par quelle série de faits peux-tu manifester maintenant ta complète solidarité avec nous ?

D'abord tu dois couper les câbles et t'éloigner absolument, définitivement, et sous tous les rapports, de ce beau rivage qui s'appelle la personne, le système et toute l'intrigue ensorcelante de Coullery. Ta présidence à la tête de la Société coopérative chiffonnière, ou de l'achat des étoffes[2], te prend beaucoup de temps, te coûte même de l'argent, et, qui pis est, te pose en quelque sorte comme un doux intermédiaire, comme un amphibie équivoque entre nous, les socialistes militants, et la bourgeoisie, — plus près de cette dernière que de nous. Eh bien, démets-toi de cette présidence, tourne le dos à cette coopération Schulze-Delitzschienne, que tu as si bien stigmatisée au dernier meeting, et, en te laissant élire président de la Section internationale de la Chaux-de-Fonds, deviens ostensiblement et à la connaissance de tout le monde un des plus enragés parmi nous. Entoure-toi d'hommes comme C., comme W. et comme d'autres, et, prenant le gouvernail en mains fermes, fais revivre et marcher en avant cette Internationale de la Chaux-de-Fonds qui se démoralise et se meurt faute de direction intelligente et ferme. Puis, avec Guillaume, avec Schwitzguébél, et avec quelques autres que vous aurez choisis à vous trois, formez une sorte de conseil pour l'organisation de l'Internationale dans les Montagnes.

  1. Bakounine ne prévoyait pas, à ce moment, qu'aux « malédictions et calomnies bourgeoises » s'ajouteraient, pour lui, celles d'un groupe d'hommes qui se prétendraient les seuls véritables socialistes.
  2. C'est le magasin coopératif dont il a été parlé p. 89, note.