L'article que le Journal de Genève avait consacré au Progrès, dans son numéro du 10 juillet, débutait par des railleries sur notre présomption, notre ignorance, notre intolérance. Le Progrès, disait-il, a pour ses adversaires « des dédains qui ne sont surpassés que par son admiration pour sa propre science et pour son immense capacité ». Puis il exposait en ces termes ce qu'il prétendait être notre programme : « L'humanité réduite à un grand troupeau où les plus forts mangent les autres ; la civilisation des îles Fidji transplantée dans notre XIXe« siècle... Combien il faudra d'articles de fond pour que le peuple suisse permette aux rédacteurs du Progrès ou à ceux de l'Égalité de le ramener à cet état de sauvagerie idéale où règnent l'anarchie proudhonienne et la plus primitive brutalité ! »
À ces facéties je fis une réponse qui parut dans le Progrès du 24 juillet (no 15) ; en voici la fin :
... Que faut-il penser d'un adversaire dont la conscience légitime une polémique pareille ? — car enfin le Journal de Genève, qui est si religieux, doit se figurer qu'il a une conscience.
Nous demandons la liberté, la liberté complète, la suppression de toutes les servitudes, matérielles et morales ; nous flétrissons la violence, la force brutale, l'injustice, le privilège, la guerre ; nous rêvons une humanité affranchie, heureuse, ne vivant plus que pour la science, le travail et l'amour, — et que nous répond-on ? On ne nous dit pas : « Votre utopie est trop belle, elle est irréalisable ; jamais l'injustice ne sera vaincue, jamais le mal ne disparaîtra de la terre » ; — oh non ! car, pour tenir ce langage et faire une objection de ce genre, il faudrait être de bonne foi et désirer comme nous le bien et la justice ; — voici ce qu'on nous dit : Les socialistes sont des cannibales ; ces hommes qui voient un frère dans chaque homme veulent une société où les plus forts mangent les autres ; ces apôtres fervents de la science et de la raison veulent implanter dans notre XIXe siècle la civilisation des îles Fidji ; ces amis passionnés de la justice et du droit ont pour idéal la sauvagerie et la plus primitive brutalité !
Vous jugerez, ouvriers. Vous connaissez les hommes du Progrès, non seulement par leurs doctrines, mais par les actes de leur vie publique et privée. Vous jugerez entre eux et leurs insulteurs.
Cependant une grève des ouvriers graveurs et guillocheurs venait d'éclater à la Chaux-de-Fonds et au Locle. Les sociétés de résistance de ces corps de métier avaient demandé (13 juillet) aux patrons, dans ces deux localités, la réduction de la journée de travail de onze heures à dix, sans diminution de salaire. Quelques chefs d'atelier acceptèrent ; les autres refusèrent, ou ne répondirent pas, d'où la grève, qui, commencée le 19 juillet, dura un peu moins de trois semaines et se termina par la victoire des ouvriers. Les numéros 15, 16 et 17 du Progrès (du 24 juillet au 21 août) contiennent des articles sur cette grève, articles rédigés par les grévistes eux-mêmes. La grève eut deux résultats importants : l'un, c'est qu'à la Chaux-de-Fonds la Société des graveurs, et au Locle la Société des graveurs et celle des guillocheurs, devinrent des Sections de l'Internationale ; l'autre, c'est que six graveurs et guillocheurs du Locle, l'élite de leur corporation, se constituèrent en atelier coopératif de production, sur des bases égalitaires ; cet atelier coopératif, qui subsista de 1869 à 1875, fut pendant la durée de son existence un des principaux foyers du socialisme dans les Montagnes neuchâteloises[1].
- ↑ Les six fondateurs de l'atelier coopératif des ouvriers graveurs et guillocheurs du Locle sont : Frédéric Graisier, James Philippin, Ulysse Borel et Paul Humbert, graveurs ; Auguste Spichiger et Gaspard Bovet, guillocheurs.