Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/241

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

octobre, il céda cette direction à Robin, qui disposait de plus de temps que lui ; mais il continua à s’occuper du journal avec zèle jusqu’en janvier 1870.

Robin était un nouveau-venu en Suisse. Très dévoué, actif, intelligent, possédant une sérieuse culture scientifique (c’est un ancien élève de l’École normale supérieure de Paris, licencié ès sciences), il s’était donné passionnément à la propagande du socialisme révolutionnaire. Il avait des défauts : l’esprit de système, un caractère pointilleux et agressif, la manie d’attacher de l’importance à de petites inventions généralement bizarres ; c’est ainsi qu’il imagina de faire fabriquer des médailles dites « de l’Internationale », dont il se promettait merveille pour la propagande, et de faire imprimer quantité de petites feuilles volantes, destinées à être soit distribuées, soit, gommées au verso, collées partout, placards minuscules, sur les murs des maisons, les portes des édifices, les rochers et les troncs d’arbre en pleine campagne, les poteaux du télégraphe le long des routes, etc. Mais les qualités, chez Robin, l’emportaient alors sur les défauts ; et ses travers, qui nous faisaient sourire, et parfois nous agaçaient un peu, ne m’empêchaient pas d’avoir pour lui beaucoup d’estime et d’amitié.

Perron et Robin s’entendaient fort bien[1], et l’on put espérer que leur collaboration produirait des résultats utiles. L’Égalité, sous leur direction commune (Robin remplaça Bakounine au Conseil de rédaction), prit un caractère nouveau, où la personnalité de Robin, surtout, marqua son empreinte. Sur leur initiative, en outre, il fut décidé que des réunions générales hebdomadaires d’étude et de discussion, qui, l’année précédente, s’étaient tenues au cercle des Quatre-Saisons tous les mercredis pendant l’hiver, seraient reprises au cercle du Temple-Unique : la première eut lieu le 20 octobre, et on y adopta un programme de questions à discuter ; les autres se suivirent régulièrement de semaine en semaine jusqu’au 1er décembre ; dans les no 40 et 41 de l’Égalité, Robin, pour faciliter la tenue de ces séances, publia une espèce de manuel des formes en usage dans les assemblées parlementaires.

Dès la seconde de ces réunions (27 octobre), on vit monter à la tribune un émigré russe, Nicolas Outine, que j’ai déjà eu l’occasion de nommer, et qui fit ce jour-là sa première apparition dans l’Internationale genevoise : il prononça un éloge des Trades Unions anglaises, qu’il donna comme des modèles de solidarité et de bonne organisation de la résistance. C’est en réponse à cette harangue d’Outine que Bakounine, qui était présent, parla pour la dernière fois à Genève[2] : il fit observer que les Trades Unions avaient un but beaucoup moins radical que l’Internationale ; que les premières ne cherchaient qu’à améliorer la situation de l’ouvrier dans le milieu existant, tandis que la seconde poursuivait la transformation sociale complète, la suppression du patronat et du salariat ; et il insista sur l’utilité de ne pas perdre de vue l’émancipation entière des ouvriers par la révolution sociale (Égalité, no 41). Outine inspirait à Bakounine une vive antipathie et une défiance qui n’était que trop justifiée, ainsi que le prouva la suite des événements. Le procès-verbal de la réunion du comité de la Section de l’Alliance du 17 septembre nous montre le vieux révolutionnaire mettant en garde ses amis : « La recommandation est faite par le président (Bakounine) d’être très sévère pour l’acceptation de nouveaux membres dans notre sein, et il dit en outre de ne jamais accepter les citoyens Outine, Troussof[3] et consorts, étant tous des intri-

  1. À son arrivée à Genève, Robin, on l’a vu, reçut d’abord l’hospitalité de Bakounine. Il était venu seul, ayant laissé en Belgique sa femme et ses enfants, qui, en septembre, le rejoignirent à Bâle pendant le Congrès. Quand il les eut ramenés avec lui à Genève, Perron, exécuteur testamentaire de Serno-Soloviévitch, installa la famille Robin dans l’appartement meublé qu’avait occupé Serno, appartement dont le loyer avait été payé d’avance pour une année entière.
  2. À l’exception d’une circonstance unique au printemps de 1870, le 10 avril.
  3. Troussof était le secrétaire du journal russe d’Outine, La Cause du Peuple. Comme son patron, il fit, quelques années plus tard, sa soumission au gouvernement, et acheva ses jours en fidèle sujet du tsar.