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Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/260

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au début, puis se risquant, au bout de trois mois, à paraître tous les quinze jours, avait réussi à consolider définitivement son existence et à devenir hebdomadaire. Le comité de rédaction annonçait qu'il chercherait à faire du Progrès « un organe actif de propagande pour l'Association internationale dans le canton de Neuchâtel et le Jura bernois ».

Sentiñon allait rentrer en Espagne en passant par Lyon et Marseille. Il fut décidé entre nous que je me rendrais à Lyon avec lui pour y visiter les socialistes lyonnais. Je rejoignis Sentiñon à Genève le vendredi 3 décembre ; j'y passai la soirée avec lui, Robin et Perron. Fut-ce à ce moment que je fis une copie, pour l'emporter à Lyon et la remettre à Albert Richard, d'un vocabulaire chiffré élaboré par Bakounine — qui avait la manie des dictionnaires secrets et qui en imaginait à chaque instant un nouveau — de concert avec Sentiñon et Farga-Pellicer, ou bien Bakounine m'avait-il remis ce vocabulaire à son passage à Neuchâtel en octobre (ou encore Sentiñon me l'avait-il apporté en novembre) et était-ce chez moi, à Neuchâtel, que je l'avait copié ? Je ne sais plus, et d'ailleurs il n'importe. Robin me donna l'hospitalité pour la nuit, dans l'appartement de Serno-Soloviévitch qu'il occupait. Le samedi je partis avec Sentiñon pour Lyon, où nous arrivâmes vers le soir. Albert Richard était venu nous attendre à la gare de Perrache, et nous emmena fort loin, le long de la Saône, jusqu'au quai de Serin, où il habitait, au n° 20, chez ses parents. Nous y fûmes rejoints par André Bastelica, un jeune socialiste marseillais, d'origine corse, qui arrivait de Marseille sur une convocation qui lui avait été adressée : il avait obtenu un congé d'un jour du négociant grec chez lequel il était commis. Je me souviens que le père d'Albert Richard, le vieil ouvrier tisseur Honoré Richard, avait du travail de nuit, et nous quitta pour se rendre à l'atelier, emportant quelques provisions et un flacon de vin. Pour nous, après avoir soupé frugalement avec du pain et du fromage persillé, nous nous entretînmes de la situation jusqu'à une heure assez avancée. Bastelica devait coucher chez Richard ; quant à Sentiñon et à moi, nous dormîmes dans un garni du voisinage.

Pour occuper la matinée du dimanche, nous allâmes rendre visite à la citoyenne Virginie Barbet, correspondante de l'Égalité, qui tenait un cabaret dans les environs d'une caserne[1]. Je me sentais fort dépaysé, depuis mon arrivée, dans ce milieu si différent de celui où je vivais ; j'en recevais une impression défavorable, et cette impression ne fit que s'accroître dans la réunion privée qui eut lieu l'après midi. À cette réunion avaient été convoqués une vingtaine de militants, hommes d'action, m'avait-on annoncé ; les choses que j'entendis dans ce conciliabule me donnèrent l'idée la plus fâcheuse du groupe « révolutionnaire » au sein duquel Albert Richard jouait le rôle de premier ténor. Je gardai mon impression pour moi, jugeant inutile de la communiquer à Sentiñon, qui d'ailleurs observait de son côté la plus grande réserve : je n'ai jamais vu d'homme si strictement boutonné. Le soir, nous dînâmes ensemble, Sentiñon, Bastelica, Albert Richard et moi, chez Louis Palix, ouvrier tailleur. Cours Vitton, 41, aux Brotteaux. Palix était un homme d'âge, au visage ascétique qu'encadrait une barbe noire, à la parole grave et lente ; j'avais fait sa connaissance deux ans auparavant au Congrès de Lausanne, et je l'avais retrouvé au Congrès de Bâle ; de tous les Lyonnais que j'avais vus dans ces deux journées, c'était le seul pour qui je me sentisse une sympathie réelle et qui m'inspirât de la confiance. À la table de famille s'assirent avec nous Mme Palix, une veuve remariée, qui exerçait la profession de sage-femme, et les deux enfants qu'elle avait eus de son premier mariage, Narcisse Barret, qui prit une part active aux mouvements révolutionnaires des deux années suivantes, et sa sœur dont j'ai oublié le nom. Sentiñon et Bastelica devaient prendre ensemble à Perrache le train de Marseille, vers minuit (car Bastelica était tenu de rentrer à

  1. Rue Moncey, 123, m'apprend un livre de M. Oscar Testut.