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Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/382

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presque tous individualistes ; mais depuis quelque temps j'ai commencé avec eux une correspondance très serrée, et j'ai la prétention de croire que j'en ai converti plusieurs au collectivisme[1]... Quant à Coullery, il est jugé : sa conduite, après le Congrès de Bruxelles, m'a suffisamnent renseigné sur ses vues[2].


À ce moment se place un incident qui nous montra de façon saisissante combien l'on répondait mal, au Temple-Unique, à nos sentiments de fraternité et de solidarité. Au commencement de mai étaient arrivés en Suisse trois jeunes ouvriers parisiens, membres de l'Internationale, Cheminet, Giraudier et Lafargue, tous trois tailleurs de pierres, qui avaient quitté Paris au moment des arrestations, craignant d'être englobés par la police dans le fameux complot plébiscitaire. Ils étaient porteurs d'une lettre de Mangold, secrétaire de la Section de Belleville, qui les recommandait aux Sections suisses comme des membres dévoués de l'Association. Ils avaient passé au Locle et à Neuchâtel, cherchant du travail ; nous ne pûmes leur en procurer, mais nous leur fîmes une réception cordiale, et les aidâmes de notre mieux ; ils se rendirent ensuite à Genève, et là ils trouvèrent de l'embauche. Naturellement, en leur qualité de Parisiens, ils avaient ressenti plus de sympathie pour notre manière de comprendre et de pratiquer le socialisme que pour celle qu'ils rencontrèrent au Temple-Unique. Ils s'abonnèrent à la Solidarité, et, à Genève, ils cherchèrent à la faire lire par leurs camarades de travail. Le dimanche 12 juin, ils distribuèrent des exemplaires du numéro de la veille, qui contenait divers articles sur la grève des plâtriers-peintres et l'appel de notre Comité fédéral (voir plus haut, p. 42). Ceci ne fut pas du goût de la coterie dominante, qui le leur fit bien voir ; le 15 juin, je recevais des trois Parisiens une lettre où ils me racontaient les mauvais procédés dont ils étaient victimes. On les avait dénoncés, le 13, dans une assemblée tenue au Temple-Unique ; un tailleur de pierres nommé Goy, — qui leur avait dit, la veille, ces mots bien caractéristiques, « qu'il était international, mais pas socialiste pour le moment, parce que présentement cela ferait trop de tort » — leur reprocha violemment d'avoir distribué la Solidarité et la brochure sur l'arrestation du citoyen russe Serebrenikof[3] et ajouta: « Il faut que ces distributions cessent, car le journal la Solidarité parle tout à fait contre l'Internationale, et ce journal sera la cause de la mort de l'Internationale à Genève ». Le président de l'assemblée, Dailly, a demanda ce qu'il fallait faire de ces trois citoyens ; pour lui il trouvait qu'il fallait les renvoyer d'où ils sortaient ; beaucoup de voix ont appuyé ces paroles du président ». Le soir même, deux autres tailleurs de pierres, 'Thévenet et Henrioud, « sont venus — continuait la lettre — à la pension où nous mangions, dire que nous étions des mauvais jeunes gens, des révolutionnaires qui voulaient faire une révolution à Genève, en distribuant des journaux et des ouvrages pour mettre le désaccord dans l'Internationale, et que nous étions tout à fait contre l'Internationale, et que le marchand de vin qui nous donne pension se ferait du tort en nous gardant chez lui, — enfin toutes les choses qu'il faut pour que nous n'ayons plus à manger, de manière à ce que nous soyons obligés de partir de Genève ».

Je publiai la lettre des trois Parisiens dans la Solidarité du 18 juin, en l'accompagnant des observations suivantes :

  1. Quelques-uns des meneurs du Temple-Unique avaient compris que, pour s'assurer les faveurs de Londres, il serait politique de leur part de paraître disposés à accepter le principe collectiviste : de là leur nouvelle attitude au meeting de Vevey, où ils avaient voté sans protestation la résolution dont on a vu les termes (p. 38).
  2. On voit qu'à Londres on savait à quoi s'en tenir sur Coullery et le coullerysme. Mais les coullerystes nous faisaient la guerre, cela suffisait pour que Marx les acceptât pour alliés contre nous.
  3. Sur l'arrestation de Semen Serebrenikof, voir plus loin p. 39.