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me désigna comme l’un des trois délégués — les deux autres étaient Tolain et César De Paepe — chargés de porter au Congrès de la paix l’adhésion conditionnelle de l’Association internationale des travailleurs.

Pendant l’automne de 1867, je publiai en feuilleton dans le Diogène des Souvenirs des Congrès de Lausanne et de Genève. J’extrais de ces Souvenirs quelques pages où sont retracées des scènes familières et esquissés des portraits : ces croquis — d’une allure humoristique, comme l’exigeait le caractère spécial du journal auquel ils étaient destinés — peuvent offrir, m’a-t-il semblé, un certain intérêt documentaire :


Souvenirs du Congrès de Lausanne[1].

… Ma première bonne chance a été, le dimanche 1er septembre, de faire route de Neuchâtel à Lausanne avec les délégués anglais. Ce sont des gens qui valent la peine que je vous les présente en détail.

D’abord le citoyen Alfred A. Walton, architecte, de Brecon (principauté de Galles), président de la Ligne nationale de la Réforme, qu’il ne faut pas confondre avec la Ligue de la Réforme actuelle, dont il est également l’un des vice-présidents. La Ligue d’aujourd’hui est une association éclectique, ouverte à tous ceux qui sont disposés à lutter pour une extension du droit de suffrage ; tandis que la Ligue nationale, qui a joué un rôle important lors des événements de 1848, se compose exclusivement de chartistes (républicains) et de socialistes. Walton a fait deux cents lieues de chemin pour venir présenter au Congrès ouvrier un projet d’organisation du crédit, telle que la conçoivent ses commettants anglais.

Ce long personnage, à la barbe inculte, dont les cheveux tombent négligemment jusque sur les yeux, et qui se bourre constamment le nez de tabac, c’est le tailleur Eccarius, membre du Conseil général de l’Association internationale, l’ami et le disciple du socialiste allemand Marx. Allemand aussi d’origine, mais fixé depuis vingt ans à Londres[2], Eccarius, dont l’extérieur peu avenant cache une des plus hautes intelligences que je connaisse, a été un de ceux qui ont le plus contribué au puissant mouvement socialiste qui agite aujourd’hui l’Angleterre. Nous le retrouverons.

Cet autre géant, dont on devine immédiatement la nationalité à ce je ne sais quoi qui trahit l’Anglais, c’est Daniel Swan, le délégué des rubaniers de la ville de Coventry (Warwickeshire).

Enfin, le quatrième, qui le cède pour la taille à ses compagnons, mais qui n’en semble pas moins avoir l’étoffe d’un tribun, véritable type de démocrate barbu, aux yeux ardents, c’est le fougueux Lessner[3]. Allemand et tailleur comme Eccarius, comme lui devenu Anglais depuis de longues années, comme lui membre du Conseil général de l’Association. Le rôle de Lessner semble être de protester perpétuellement. Dans la discussion, Eccarius parle lentement, avec un phlegme imperturbable ; Lessner ne se contient pas, et exhale son cœur passionné en un torrent de paroles amères et violentes ; devant un contradicteur inintelligent, Eccarius lève les épaules, Lessner bondit et semble vouloir dévorer son adversaire. Dans la conversa-

  1. Diogène, numéros du 27 septembre au 24 octobre 1867.
  2. Georg Eccarius était déjà à Londres en 1840, année où il fonda, avec Schapper, Heinrich Bauer et Joseph Moll, le Kummunistischer Arbeiterbildungsverein. [Dans cette note, j’ai écrit qu’Eccarius se trouvait déjà à Londres en 1840. J’avais pris ce renseignement — qui est inexact — à la p. 32 de l’Introduction historique à la traduction française du « Manifeste communiste » par Charles Andler (Paris, 1901). Friedrich Lessner a eu l’obligeance de me faire parvenir à ce sujet la rectification suivante : Lessner est arrivé lui-même à Londres pour la première fois en avril 1847 ; et il se souvient très bien qu’Eccarius (qui était de Friedrichsroda, Saxe-Gotha ; Lessner est de Blankenheim, Saxe-Weimar) était venu dans cette ville quelques mois seulement avant lui, vers février 1847.]
  3. Friedrich Lessner avait figuré dans le procès des communistes, à Cologne, en 1851, et avait été condamné à trois ans de prison. [Dans cette note, j’ai confondu la date de l’arrestation de Lessner et celle de sa condamnation. Lessner fut arrêté le 18 juin 1851 ; mais le procès des communistes s’ouvrit seulement le 4 octobre 1852, et les condamnations furent prononcées le 12 novembre 1852.]