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Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/484

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esclavage actuel. Je lui aurais volontiers abandonné le soin d’accomplir un travail si utile, nécessaire surtout au point de vue de l’émancipation du peuple allemand, et qui, sorti de son cerveau et de sa plume, appuyé sur cette érudition étonnante devant laquelle je me suis déjà incliné, serait naturellement infiniment plus complet. Mais comme je n’espère pas qu’il trouve jamais convenable et nécessaire de dire toute la vérité sur ce point, je m’en charge, et je m’efforcerai de prouver, dans le cours de cet écrit, que l’esclavage, les crimes et la honte actuelle de l’Allemagne sont les produits tout à fait indigènes de quatre grandes causes historiques : la féodalité nobiliaire, dont l’esprit, loin d’avoir été vaincu comme en France, s’est incorporé dans la constitution actuelle de l’Allemagne ; l’absolutisme du souverain sanctionné par le protestantisme et transformé par lui en un objet de culte ; la servilité persévérante et chronique de la bourgeoisie de l’Allemagne ; et la patience à toute épreuve de son peuple. Une cinquième cause enfin, qui tient d’ailleurs de très près aux quatre premières, c’est la naissance et la rapide formation de la puissance toute mécanique et tout anti-nationale de l’État de Prusse[1].


Je l’ai dit, je ne veux pas analyser ce petit livre : on pourra le lire dans la réimpression qui vient d’en être faite[2] ; je me borne à signaler particulièrement les pages vengeresses et étincelantes sur la bourgeoisie allemande et son besoin d’adorer un maître, pages qui, au lendemain des triomphes de l’odieux vainqueur, furent pour les vaincus — pour nous tous, qui haïssions le despotisme — comme la revanche de l’esprit sur la force brutale.


Pendant son séjour au Val de Saint-Imier, Bakounine fit, devant un auditoire d’ouvriers, trois conférences, ou plutôt trois lectures, dans lesquelles, après avoir retracé l’histoire de la bourgeoisie française et de son rôle révolutionnaire au dix-huitième siècle, il exposa la mission historique du prolétariat au dix-neuvième. Voici comment, dans la dernière conférence, il appréciait les événements qui venaient de se dérouler, et la protestation suprême du peuple parisien :


La bourgeoisie [française] est jugée... Si elle avait voulu, elle aurait pu sauver la France. Mais pour cela elle eût dû sacrifier son argent, sa vie, et s’appuyer franchement sur le prolétariat, comme le firent ses ancêtres, les bourgeois de 1793. Eh bien, elle voulut sacrifier son argent encore moins que sa vie, et elle préféra la conquête de la France par les Prussiens à son salut par la révolution sociale.

La question entre les ouvriers des villes et les bourgeois fut assez nettement posée. Les ouvriers ont dit : « Nous ferons plutôt sauter les maisons que de livrer nos villes aux Prussiens ». Les bourgeois répondirent : « Nous ouvrirons plutôt les portes de nos villes aux Prussiens que de vous permettre de faire du désordre public, et nous voulons conserver nos chères maisons à tout prix, dussions-nous même baiser le cul de Messieurs les Prussiens »...

Et ce n’est pas seulement en France, compagnons, que la bourgeoisie est pourrie, moralement et intellectuellement anéantie : elle l’est de même partout en Europe ; et dans tous les pays de l’Europe, seul le prolétariat a conservé le feu sacré, — lui seul porte aujourd’hui le drapeau de l’humanité...

  1. L’Empire knouto-germanique, etc., pages 89-93, note.
  2. Dans un volume qui contient en outre Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg et les Lettres à un Français (Paris, Stock, 1907).