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Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/599

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totalement ignoré des savants faiseurs de théories sociologiques, — un monde que je ne pourrais connaître qu’en vivant dans le sein même de l’Internationale, et en me mêlant aux ouvriers dans leur vie de tous les jours... Mes amis russes m’encouragèrent, et, après être resté quelques jours à Zürich, je partis pour Genève, qui était alors un grand centre du mouvement international[1]. »

Les Russes qui, à Zürich, avaient initié Pierre Kropotkine aux choses de l’Internationale, étaient de nos amis ; mais, comme il désirait apprendre à connaître aussi les personnalités de l’autre fraction, afin de juger par lui-même, lorsqu’il fut arrivé à Genève ce fut avec Outine et les hommes du Temple-Unique qu’il se mit en relations. Il assista à quelques réunions de comités, et à quelques assemblées générales : c’était justement le moment où M. Amberny, le nouvel allié de l’internationale, obtint du Comité cantonal la promesse que celui-ci empêcherait les ouvriers du bâtiment de faire grève ; et le voyageur russe, qui, « dans sa naïveté, ne soupçonnait même pas les vrais motifs qui guidaient les chefs », ne fut pas médiocrement étonné et dégoûté, lorsqu’il eut reçu l’explication de ce qui se passait. « Ce fut Outine lui-même qui me fit comprendre qu’une grève en ce moment serait désastreuse pour l’élection de l’avocat, M. A***. » Cette confidence ouvrit les yeux à Kropotkine, et lui donna le désir d’apprendre à connaître l’autre fraction de l’Internationale, celle qui était en lutte avec le Temple-Unique et le Conseil général de Londres. Il alla donc voir Joukovsky, et celui-ci lui donna une lettre pour moi.


Je me rendis d’abord à Neuchâtel, — raconte Kropotkine, — et ensuite je passai une semaine environ parmi les horlogers des Montagnes, dans le Jura. C’est ainsi que je fis connaissance avec cette fameuse Fédération jurassienne qui joua, pendant les années suivantes, un rôle important dans le développement du socialisme, en y introduisant la tendance anti-gouvernementale ou anarchiste... La séparation entre chefs et ouvriers, que j’avais constatée à Genève au Temple-Unique, n’existait pas dans le Jura. Il y avait quelques hommes qui étaient plus intelligents, et surtout plus actifs, que les autres : mais c’était tout.


Je n’ai rien à ajouter au récit fait par Kropotkine des trois journées qu’il passa avec moi à Neuchàtel. Il a dit comment, dès le premier instant, une sympathie mutuelle nous fit nous entendre, et devint la base d’une solide amitié[2]. Je lui fis faire la connaissance de Bastelica[3] et celle de

  1. Je traduis directement, ici et plus loin, du texte original anglais des Memoirs of a Revolutionist.
  2. Sur un point, la mémoire de Kropotkine l’a induit en une erreur légère ; il a confondu deux époques. En 1872, je ne traduisais pas encore des romans pour vivre : c’est seulement à partir de 1873 que, étant entré en relations avec un éditeur de Berne, je fis successivement pour lui trois traductions, deux de l’allemand et une de l’anglais ; et je dois ajouter que l’éditeur — il faut lui rendre cette justice — payait mon travail moins chichement que Kropotkine ne l’a cru : mes honoraires n’étaient pas de « huit francs pour seize pages », mais bien de soixante francs par feuille de trente-deux pages. En 1872, ma situation économique était d’ailleurs, comme Kropotkine en a gardé l’impression, des plus précaires : l’imprimerie subissait une crise qui, à la fin de l’année, devait aboutir à ma sortie de l’atelier, par suite de la vente que mon père — maître réel de la situation sous le nom de mon frère — fit de l’établissement à un nouveau propriétaire. Dans la prévision de ce qui allait arriver, je cherchais à me créer des ressources nouvelles, et, au moment même où Kropotkine se trouvait parmi nous, je préparais le lancement d’une revue bi-mensuelle, les Lectures populaires (romans, voyages, variétés historiques et littéraires, etc.), qui, si elle eût pu trouver un nombre suffisant d’abonnés, m’aurait assuré une existence indépendante. Le premier numéro des Lectures populaires parut le 10 avril 1872.
  3. C’est Bastelica qui est le typographe communard dont il parle : « A French Communard, who was a compositor ».