Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/66

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Le mardi à deux heures s'ouvrit la seconde séance du Congrès...

La parole est à M. Jousserandot. Connaissez-vous cet orateur ? C'est un avocat savoisien, qui fait des conférences, et qui en a fait une de piteux souvenir à Neuchâtel. M. Jousserandot se présente pour protester contre l'Adresse du Congrès des travailleurs, lue la veille. Dans cette Adresse, la classe ouvrière est désignée comme étant exploitée, et ses exploiteurs seraient les patrons, les capitalistes, les commanditaires, etc. Or, il n'est pas vrai que la société actuelle présente deux camps opposés. (Cris divers : Oui ! Oui ! Non ! Non !) M. Jousserandot demande l'insertion au procès-verbal de sa protestation, qui est signée en outre par MM. de Molinari, Dameth, Cherbuliez, Schmidlin, et quelques autres.

Par un hasard presque amusant, c'est Stampa qui succède à la tribune à M. Jousserandot. Il vient, comme représentant du Conseil central des associations ouvrières d'Italie, annoncer son adhésion à l'Adresse du Congrès de Lausanne. (Sensation, applaudissements.) On entoure le bon vieux Stampa en lui serrant la main.

Mais le président[1] annonce qu'Edgar Quinet a la parole. L'illustre proscrit monte à la tribune au milieu des bravos et des cris de Vive Edgar Quinet ! Il tient un papier à la main, et, quand le silence est rétabli, il lit le fameux discours que tous les journaux ont reproduit.

J'avoue que l'audition de ce discours fut pour moi une sorte de déception. En songeant à Edgar Quinet, je m'étais toujours représenté la figure mystique, poétiquement vaporeuse, du jeune auteur d’Ahasvérus ; j'avais peine à le reconnaître dans ce vieillard à la voix grave et caverneuse, à l'accent lugubre, au geste tragique...

L'assemblée avait écouté le discours de Quinet dans un silence respectueux. Lorsqu'il eut achevé de prononcer ses dernières paroles, de sympathiques applaudissements s'élevèrent de tous côtés, et de nombreux groupes de Français se pressèrent aux abords de l'estrade pour serrer la main de l'éloquent exilé.

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Mais le président prononce ces paroles, qui me font tressaillir : « Le citoyen Eugène Dupont, de Londres, délégué de l'Association internationale des travailleurs, a la parole ». Je n'avais pas été prévenu, et j'ignorais ce que Dupont allait dire. Je m'en informai avec quelque inquiétude à mes voisins, qui me répondirent : « Soyez tranquille, tout ira bien ».

Dupont monte les degrés de la tribune avec beaucoup de sang-froid, et promène son regard sur l'assemblée impatiente. Il voit un grand nombre de figures sympathiques, et aussi pas mal de figures hostiles, qui semblaient attendre du délégué socialiste une déclaration de guerre.

Il commença en ces termes :

« Citoyens, le plus chaud partisan de la paix perpétuelle, c'est incontestablement le travailleur ; car c'est lui que le canon broie sur le champ de bataille, c'est encore lui dont le travail et les veilles alimentent le budget de la guerre. Donc, à ce point de vue, il veut la paix. Mais la paix n'est pas un principe, elle ne peut être qu'un résultat.

  1. Le président était M. Jolissaint, avocat bernois, élu la veille en remplacement du président provisoire Jules Barni.