Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/688

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.



L’après-midi, la minorité tint une réunion familière au local des forgerons, et la franche cordialité qui y régna fut un dédommagement de l’écœurant spectacle que la majorité avait offert sept jours durant aux yeux de l’opposition. Presque toutes les Fédérations de l’Internationale étaient représentées dans cette réunion tout intime : Américains. Anglais, Irlandais, Hollandais, Belges, Russes, Français, Italiens, Espagnols, Jurassiens. Le soir, la minorité se rendit à une réunion publique organisée par les typographes en grève ; plusieurs centaines de personnes, dont beaucoup de femmes, étaient présentes. Les délégués furent invités à prendre la parole ; et, à titre de protestation contre les ukases de la majorité, ce fut James Guillaume, expulsé la veille par ces messieurs, qu’ils chargèrent de parler au nom de l’Internationale. Son discours, traduit en hollandais par Dave, fut accueilli avec beaucoup d’enthousiasme par les typographes. Dave et Brismée parlèrent ensuite. M. Engels, qui s’était fourvoyé dans cette réunion, voyant les dispositions des ouvriers hollandais, se hâta de s’éclipser.

Enfin, la journée se termina par une réunion de la Section d’Amsterdam. Il y fut donné lecture de la déclaration de la minorité, qui fut approuvée à l’unanimité ; et une discussion approfondie des principes de l’Internationale put convaincre les délégués que la Section d’Amsterdam, de même que les autres Sections de la Hollande, entend marcher comme nous dans la voie de l’autonomie et du fédéralisme.


Après la réunion de la Section à laquelle ils venaient d’assister, les délégués ne voulaient pas encore se séparer. Quelques camarades hollandais nous conduisirent, sur notre demande, dans un cercle ou au local de quelque Gild, dont j’ai oublié le nom, au premier étage d’une assez belle maison. Là, dans une grande salle aux boiseries sévères, nous nous installâmes autour d’une vaste table, et, jusqu’à une heure avancée de la nuit, nous continuâmes à causer gaîment, l’esprit en fête, le cœur dilaté, heureux de nous sentir en si complète communion d’idées les uns avec les autres et avec nos amis d’Amsterdam, chez qui nous retrouvions vivace, et nettement réfractaire aux velléités centralisatrises, l’esprit d’indépendance et de solidarité qui jadis créa la Fédération des Sept libres Provinces. Nous pûmes constater ce soir-là que, malgré la prédiction de Marx, le centre de gravité n’était pas encore transféré de France en Allemagne.

Il y avait un piano dans la salle, et plusieurs d’entre nous chantèrent. Je crois voir encore l’imposant père Brismée, avec sa haute taille, ses larges épaules, et sa grande barbe grisonnante, entonner les couplets de la Carmagnole, que tout le monde répétait en chœur. Joukovsky, bon musicien, nous fit entendre, en s’accompagnant au piano, son air favori, une étrange mélopée russe, la « Chanson de Stenko Razine[1] », dont il avait traduit en français, en vers libres, les paroles farouches :

Il pendait les propriétaires
Et les employés du tsar.

D’autres camarades chantèrent encore. Mais c’étaient des refrains d’autrefois, inspirés par les révolutions passées. Depuis que l’Internationale existait, nulle chanson nouvelle n’avait été composée pour elle, qui exprimât les idées et les sentiments des foules ralliées autour du drapeau de

  1. Stenko Razine est le chef de bandits qui se mit à la tête de la formidable insurrection paysanne de 1669-1671, sous le règne du tsar Alexis. Quand Pougatchof, un siècle après, en 1773-1775, souleva les Cosaques et les serfs contre Catherine II, le peuple russe vit en lui un nouveau Stenko Razine ; et on avait attendu, en Russie, pour 1869 et les années suivantes, une troisième apparition séculaire du légendaire brigand en qui l’imagination des opprimés incarnait la révolte.