Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/120

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aurait, par exemple, de la joie cachée dans le bon vin, et, en absorbant le vin, nous absorberions la joie ? Ou encore, toute pensée joyeuse, en disparaissant de notre conscience, ne disparaîtrait pas de notre âme ; elle resterait à l’état latent dans la partie obscure et inconsciente de notre être, et elle y entretiendrait des réserves cachées de joie que nous n’aurions plus qu’à faire apparaître de nouveau comme le chimiste fait se dégager la chaleur latente.

Oui, mais dans cette hypothèse nous sommes conduits à affirmer que la joie et la douleur existent à jamais dans le monde en quantités fixes ; hypothèse absurde, car il n’y a rien dans la joie et la douleur qui permette de comprendre pourquoi il y aurait dans le monde telle quantité de joie et telle quantité de douleur. Il n’y a plus qu’une explication possible, c’est que la joie et la douleur aient leur principe en Dieu, et de lui, selon des lois définies, se communiquent aux êtres qui se meuvent en lui : de même que l’action infinie de Dieu suscite tous les moments de la durée et les dépasse, de même que la vie infinie de Dieu suscite toutes les manifestations de la vie et les déborde, la joie infinie de Dieu renouvelle sans cesse les joies de l’univers et les dépasse infiniment. Il y a une joie infinie et divine par cela seul qu’il y a une activité infinie et divine ; et toutes les fois que les êtres entrent, en une certaine mesure, dans cette activité divine, toutes les fois que, par l’équilibre du corps et de l’âme, ils sont d’accord avec eux-mêmes et avec le tout, ils participent à la joie de Dieu. Dès lors, il n’y a plus de limite certaine à la joie dans le monde, et l’univers, s’attachant passionnément à Dieu, pourrait rassasier toutes ses puissances sans crainte d’épuiser jamais l’inépuisable joie.