Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/13

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a pas dans mon propos le plus petit grain d’aristocratie. Je n’admets point qu’il y ait des castes dans les intelligences humaines. Il n’y a point des hommes qui sont le vulgaire, d’autres hommes qui sont les philosophes. Tout homme porte en lui-même le vulgaire et le philosophe. Dans la question particulière qui nous occupe, il n’est peut-être point d’âme simple et inculte qui ne puisse être élevée à ce degré d’émotion intellectuelle et religieuse où le monde changeant des sens n’est plus qu’illusion et vanité. Et réciproquement, il n’est peut-être pas de philosophe, si convaincu qu’il soit que le monde n’existe que par la liaison harmonieuse de toutes ses parties, qui ne soit tenté bien souvent, en cédant à l’égoïsme et en se séparant du tout, de se réduire lui-même à une sorte de néant. Ainsi, quand le philosophe dédaigne le vulgaire, il se dédaigne lui-même, et quand le vulgaire raille le philosophe, il se raille lui-même. S’il est puéril de se demander si vraiment le monde est réel et en quel sens, pourquoi les hommes entendent-ils la réalité de tant de manières différentes  ? Vous dites que cette table est réelle : cela veut dire d’abord qu’elle frappe vos sens avec une suffisante intensité et une suffisante netteté. Si elle n’était qu’une image faible et vague, si elle effleurait à peine vos sens d’une impression fugitive, vous croiriez à une illusion du regard. Mais l’image est ferme, précise, vigoureuse, et de plus, elle est persistante. Voilà un premier signe de la réalité et un premier sens du mot. En second lieu, vos différents sens sont d’accord et témoignent de concert : vos yeux voient la table et vos mains la touchent ; bien mieux, la forme que voient vos yeux, vos mains la constatent ; et si la table oppose à vos mains une résistance continue, elle oppose à votre