Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/149

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que les forces, même dans leur intimité, enveloppent la quantité et l’extension. Il ne s’agit en ce moment que de la sensation, c’est-à-dire de la manifestation de ces forces en d’autres forces qui sont les consciences. C’est l’espace seul qui, en réservant à chacune de ces forces une zone définie de manifestation, leur permet de se juxtaposer sans se superposer. Il défend les sensations subtiles, délicates, où se jouent de fuyants secrets, contre le pouvoir absorbant des sensations brutales et grossières. Même avec l’espace, la douceur de la lune au matin s’efface dans la brutalité du soleil levant ; que serait-ce sans lui ? Les scolastiques disaient : materia principium est individuationis. Ils entendaient par matière cette puissance indéterminée d’être dont l’espace est le symbole. C’est bien l’étendue en effet qui est un principe d’individuation. Chose étrange, cet espace, qu’une philosophie étourdie dénonce souvent comme une extériorité vaine, sauvegarde et prolonge jusque dans ses manifestations l’intimité individuelle des forces ; c’est lui qui enchâsse tous les astres et toutes les âmes comme des diamants distincts. Sans lui, le monde serait comme un parterre noyé de lune où les fleurs décolorées ne sont plus que de monotones reflets.

Ainsi la sensation, non par accident mais comme telle et dans son essence, implique la quantité. Elle est une idée, une essence, et, à ce titre, elle ne peut être réduite à telle ou telle forme spéciale, à tel ou tel degré particulier de manifestation ; elle doit pouvoir, dans les limites de sa fonction idéale, se jouer avec une pleine liberté ; or cela n’est possible qu’avec la quantité extensive ; et, en considérant d’abord la sensation comme essence pure, comme qualité pure, nous arrivons à découvrir que l’étendue fait partie de sa définition