Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/193

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langage qui est en nous du langage qui est dans la nature, c’est-à-dire ramener les mots aux concepts, les concepts aux formes vivantes, et rattacher celles-ci en nous au principe de vie original qui est nous-mêmes. Quand nous aurons fait cela, nous pourrons traduire à nous-mêmes et aux autres notre âme même par des mots, sans crainte de la déformer et de la vulgariser, car les mots sortiront des profondeurs mêmes de notre être. Dire que notre âme, pour rester notre âme, ne doit jamais se préciser dans des formes de pensée et de parole, c’est dire que la vie, pour rester la vie, ne doit jamais se développer et se préciser en formes distinctes. Mais la vie n’est, nulle part dans le monde, à l’état informe : il n’y a pas de force qui ne soit soumise à des lois ; il n’y a pas de flot vague qui ne se creuse un lit de sable ou de roche ; il n’y a pas de sève qui ne coule dans des canaux ; il n’y a pas de parfum flottant qui ne soit une formule de chimie. Et, en se répandant dans ces formes, la vie n’en reste pas moins la vie, avec son infinie liberté. Tous les êtres qui la déterminent semblent, en même temps, baigner en elle. Il y a des journées de printemps où la vie est à la fois mêlée à toutes les formes et indépendante de toutes les formes. De même, dans les âmes vraiment riches de vie intérieure, la vie, tout en revêtant les formes de la pensée réfléchie et du langage, garde je ne sais quelle insaisissable fluidité. Elle peut donc communiquer à l’apparente banalité du langage et des formes convenues comme un arome indéfinissable. Si l’on veut bien le remarquer, là est, à proprement parler, le secret du grand art. Il ne laisse rien dans le vague ; il donne à toute chose, à toute âme un contour arrêté ou fuyant, et il enveloppe en même temps toutes les formes et tous les contours d’une