Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/197

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pathie intelligente soit égale à l’infini. Mais, parce qu’il dédaigne tous les systèmes, toutes les architectures précises de pensée, il a acheminé bien des consciences au subjectivisme absolu.

Si aucune forme solide et palpable ne se dressait dans le vide de l’espace, il ne serait plus bientôt que la fantasmagorie flottante de nos sens. De même dans le monde intellectuel, sans la solidité résistante des systèmes, les perspectives de la pensée ne sont plus qu’un trompe-l’œil : pour les simples amateurs, l’univers adorable et profond finit, ô châtiment, en panorama.

Il semble, aujourd’hui, qu’on puisse recueillir et savourer l’esprit d’une doctrine sans tenir à cette doctrine même. La partie la moins bonne du succès de Tolstoï vient de là : c’est un chrétien qui a renoncé, ou à peu près, à toute théologie ; et Dieu sait si nous avons maintenant de ces chrétiens-là. Ils croient revenir par là à l’Évangile : c’est une erreur absolue. Certes, il y a loin de l’Évangile au catholicisme actuel, mais il y a plus loin encore du même Évangile au dilettantisme sentimental. Il y a, quoi qu’on en dise, des dogmes dans l’Évangile, et un commencement de théologie. Sans cela le christianisme n’eût point saisi les multitudes, qui ne se laissent prendre qu’aux idées claires et fermes : il se fût refroidi et perdu comme une vapeur d’encens. C’est « un temple » que le Christ voulait construire, un temple immense et un où pût entrer la foule innombrable des souffrants. Étranges chrétiens que ceux qui veulent goûter le recueillement et le mystère des cathédrales en supprimant les hauts piliers et les murs de pierre, et tout l’équilibre résistant où s’appuie l’élan du rêve ! Étranges poètes que ceux qui sont comme gênés par la solidité brutale des grands chênes, et qui voudraient