Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/203

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thèse est en contradiction brutale avec l’ensemble du système, car, dans Spencer, la nature inorganique s’est différenciée et débrouillée avant la nature organique et vivante. Bien mieux, c’est sous l’action du milieu physique déjà différencié que s’est déployée la diversité de la vie. Il y avait donc des agents physiques distincts du son, de la lumière, de la chaleur, de l’odorat, de la pesanteur, avant que les différents sens se fussent éveillés chez les êtres. Et chaque sens s’est éveillé sous l’excitation distincte d’un agent physique spécial. Dès lors, à aucun moment de la vie, il n’y a eu à la surface d’un être ce choc universel et confus qui est supposé contenir dans une virtualité obscure les différents ordres de sensation. Le choc ne peut donc pas être pour M. Spencer l’élément concret et l’antécédent historique des sensations diverses. Il reste qu’il soit l’élément idéal des différentes espèces de sensations, c’est-à-dire qu’en analysant chacune d’elles, on discerne, au fond de toutes, un même élément, le choc. Mais voilà que la question se transforme singulièrement. Car d’abord, de quel droit, même si l’on trouvait le choc en toute sensation, ramènerait-on toute sensation à n’être qu’une variété du choc ? Il se pourrait très bien qu’il en fût, non pas l’essence et le fond, mais la condition la plus générale et la plus superficielle. Il y a là le sophisme inconscient du matérialisme qui, constatant certaines conditions organiques à tout phénomène de conscience, ramène la conscience elle-même à des conditions organiques. Et puis, le choc n’ayant jamais existé en lui-même et isolément à l’état de choc, nous n’avons plus affaire à un fait physique, facile à saisir, sinon à interpréter ; il s’agit d’un choc idéal, présent à toute sensation, mais qu’il est impossible d’isoler en fait des formes diverses de la sen-