Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/224

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

réelle que parce qu’elle repose sur une assise de rocher ? Quelle idée avez-vous donc de la réalité et de la vie ; et que faites-vous, théoriciens de pierre, des eaux bleues et douces où se mire le soleil ?

Voilà un beau musicien qui paraît avec une toque à plumes, un manteau de soie, pourpre et or, une mandoline sonore et joyeuse ; pour la marche, de solides souliers ; et vous, pour me démontrer que ce n’est pas là une vision et un rêve, vous palpez ces souliers, vous y trouvez quelque résistance : c’est de la force. Comme on peut supposer également de la force sous les jeux de lumière du manteau splendide et jusque dans les sons légers qui s’envolent, voilà la réalité du musicien démontrée. Vraiment oui, ceux qui démontrent la réalité de l’univers par le toucher, démontrent le musicien par sa chaussure.

Le toucher est une vérité. Il n’est pas la vérité. Lorsqu’on dit que dans l’effort, dans la pression, nous saisissons l’énergie, c’est-à-dire la réalité active des choses, on semble croire que la réalité absolue existe quelque part à l’état brut et qu’il nous suffit pour la saisir de discerner le point où elle est. Mais Hume a démontré depuis longtemps que nous ne saisissons pas le mécanisme intermédiaire par lequel notre vouloir aboutit au mouvement de la main, ou du pied. Nous ne saisissons donc pas les énergies qui entrent en jeu à l’état brut, nous ne les percevons que sous la forme même du mouvement que nous voulons accomplir et en les soumettant à une idée intérieure. L’acte que nous voulons accomplir et que nous accomplissons est, pour la conscience, la réalité même, et la seule réalité ; mais c’est la réalité déterminée sous une forme particulière. L’énergie sentie par le moi dans l’effort n’est pas l’énergie pure, indé-