Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/248

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lumière, et il peut arriver que l’action prolongée de la lumière radieuse et immense, abolissant le sentiment organique spécial à notre cerveau, élargisse un moment notre conscience jusqu’à la confondre avec l’horizon plein de clarté. Il m’est arrivé, après avoir marché longtemps dans la lumière enivrante de l’été, de ne plus me sentir moi-même que comme un lieu de passage de la lumière ; mes yeux me faisaient l’effet de deux arches étranges par où un fleuve de lumière, se développant en moi, submergeait et effaçait peu à peu les limites organiques de ma conscience. Ceux qui prétendent que c’est en mesurant, avec notre corps pesant, l’espace qui nous sépare d’un foyer lumineux que nous apprenons à situer les images dans la profondeur et à les détacher de notre propre organisme, sont aussi loin que possible de la vérité. Ce n’est pas notre corps matériel qui nous révèle l’espace immatériel ; ce n’est pas en ajoutant indéfiniment le ventre de Falstaff au ventre de Falstaff, que Falstaff a acquis le sentiment de l’espace sans forme et de l’immatérielle profondeur. Nous ne pouvons avoir le sentiment vrai de notre corps qu’en le sentant dans un milieu qui l’enveloppe et le détermine, et ce milieu doit avoir une réalité indépendante des objets particuliers qui l’occupent, car, sans cela, nous ne nous sentirions limités que par rapport à tel ou tel objet. Or, si notre corps était tout entier sensation musculaire, tension brutale, mouvement précis, il ne nous apparaîtrait pas comme pouvant faire partie de ce milieu immatériel qui est l’espace. C’est parce que la pensée, unie au cerveau par ce sentiment de plénitude organique que j’indiquais tout à l’heure, fait pénétrer jusque dans l’organisme le sentiment de l’immatériel ; c’est parce que la volonté, remuant nos organes selon des idées, pénètre