Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/291

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immense et monotone, de quoi exprimer leurs diversités changeantes et leurs intimes transformations. Il y a un moment où les corps chauffés deviennent rouges, et, à mesure que la température s’élève, ils passent par une série fixe de couleurs : leur agitation cachée est devenue sensible ; la correspondance du dehors et du dedans, du mouvement moléculaire et de la couleur est tellement vraie, que la première couleur qui apparaît est le rouge, c’est-à-dire la plus lente ; et quand une chaleur plus forte précipite les mouvements des molécules, des couleurs plus rapides se manifestent : le rouge est la couleur la plus engagée dans la matière et la pesanteur ; c’est la lumière qui a subi la résistance la plus grande, qui s’est accommodée au rythme le plus traînant et le plus lourd : elle est l’anneau qui rejoint la matière épaisse à l’éther subtil.

Par la couleur, la lumière est devenue expressive ; mais il faut s’entendre sur ce qu’est l’expression. Les vrais peintres, ceux dont l’œil est réjoui par les formes, les clartés et les couleurs, prétendent que les couleurs n’ont point une valeur symbolique, mais une valeur propre ; et assurément, il est puéril de noter, par des teintes et des nuances, tous les états du cœur humain : c’est subordonner la nature à l’homme, et ne la comprendre que dans un rapport fictif avec nous. Henri Regnault avait bien raison de dire que, pour le véritable peintre, une carcasse de bois qui se profile dans l’air pur, un peu de ciel bleu réfléchi dans le ruisseau de la rue sont un plaisir immédiat. Mais si les couleurs peuvent se passer de toutes relations arbitraires et de tout sens extérieur, c’est qu’elles ont un sens intérieur ; c’est qu’elles expriment chacune un rapport particulier de la lumière et des ténèbres. Toute sphère de l’exis-