Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/302

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plique aussi à la qualité, et, se mêlant à elle, elle devient l’intensité, le degré. Donc la philosophie d’Aristote, qui est le recueil à peu près complet des problèmes que s’est posés l’esprit antique, ne contient pas, à l’état précis, le problème de l’espace. Il fallait, pour donner à cette question toute sa précision et tout son essor, deux révolutions, l’une dans la conception du monde matériel, l’autre dans le monde moral. Tant que l’univers a été considéré comme fini et nécessairement fini, il est évident que l’idée d’espace devait être subalterne. En effet, ce qui donnait l’être au monde en son entier, comme aux diverses parties qu’il enveloppe, c’était la forme, la détermination, la limitation. Dès lors, le ressort de développement continu et indéfini qui est comme caché dans l’idée d’espace, et qui, en jouant, produit l’infinité du monde, était à ce point comprimé par toutes les conceptions antiques qu’il n’apparaissait plus, et que l’idée même d’espace subissait une inévitable déchéance. Sans doute, les anciens avaient la notion de l’indéfini ; mais l’indéfini était pour eux, ou bien la matière susceptible d’entrer dans toutes les formes possibles, ou bien la série illimitée des nombres, ou bien certaines relations numériques qui ne se prêtaient pas à des formules simples et harmonieuses. Livrer l’espace à l’indéfini eût été lui livrer le monde lui-même. C’est ainsi que l’espace ne pouvait être attribué, par les anciens, ni au fini, puisqu’il n’avait point de forme propre, ni à l’indéfini, puisqu’il avait une limite nécessaire comme le monde lui-même. Il n’avait donc place dans aucun des deux contraires entre lesquels, pour la philosophie antique, se partageait la réalité. Il restait donc comme un problème inaperçu et hors cadre. La pensée y touchait sans cesse,