Page:Jaurès - De la realite du monde sensible, 1902.djvu/387

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

paraître ; et puis, même si elles se renouvellent et se continuent indéfiniment, je ne sais pas si elles s’élèveront jamais au-dessus d’une médiocrité étroite ; je ne sais pas si elles s’agrandiront et s’ordonneront jamais jusqu’à réfléchir l’infini vivant. Et surtout, je ne sais pas, toutes ces consciences particulières n’ayant en dehors d’elles aucun foyer idéal de vérité autour duquel elles s’ordonnent, si elles ne multiplieront pas des représentations incohérentes de l’univers. Et voilà mon bel et grand univers défiguré, morcelé par la multitude des interprétations étroites et divergentes et des pâles visions. Voilà que ce beau miroir de la conscience, où j’espérais voir se réfléchir la réalité infinie, est brisé en une poussière de miroirs obscurs et peut-être contradictoires.

Ce n’est donc pas dans le renouvellement indéfini des consciences particulières que nous devons chercher la garantie de la réalité durable du monde, car cela, encore une fois, c’est le fait précaire, médiocre, inexpliqué. D’ailleurs, multiplier et prolonger sans terme les relations de la conscience et de l’être, ce n’est pas définir ces relations. Si la conscience est capable d’atteindre l’être sans le réduire à l’état de représentation et d’illusion périssable, c’est dans l’intérieur d’une seule conscience que nous pouvons et que nous devons surprendre ce secret. Descartes avait bien raison, en ce sens, de s’enfermer dans son moi et d’y chercher d’emblée la justification de toute réalité. Je suis une conscience : cela me suffit pour chercher, pour savoir ce que c’est que la conscience. Il m’importe peu, tout d’abord, qu’il y ait des millions de consciences particulières hors de la mienne ; car si j’ignore ce que c’est que la conscience, ces millions de consciences exté-