Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
4
HISTOIRE SOCIALISTE

nisme de Babeuf et de ses rares disciples ne fut qu’une convulsion sublime, le spasme suprême de la crise révolutionnaire avant l’apaisement du Consulat et du Premier Empire. Même en 1793 et 1794 les prolétaires étaient confondus dans le Tiers État : ils n’avaient ni une claire conscience de classe ni le désir ou la notion d’une autre forme de propriété. Ils n’allaient guère au delà de la pauvre pensée de Robespierre : une démocratie politiquement souveraine, mais économiquement stationnaire, faite de petits propriétaires paysans et de petite bourgeoisie artisane. La merveilleuse sève de vie du socialisme, créateur de richesse, de beauté et de joie, n’était point en eux : aux jours terribles, ils brûlaient d’une flamme sèche, flamme de colère et d’envie. Ils ignoraient la séduction, la puissante douceur d’un idéal nouveau.

Pourtant la société bourgeoise commence à peine à s’apaiser et à se fixer, et déjà la pensée socialiste s’essaie. Après Babeuf, voici de 1800 à 1848, Fourier, Saint-Simon, Proudhon, Louis Blanc. Voici, sous Louis-Philippe, les soulèvements ouvriers de Lyon et de Paris. À peine la Révolution bourgeoise est-elle définitivement victorieuse, les prolétaires se demandent : D’où vient notre souffrance et quelle Révolution nouvelle faudra-t-il accomplir ? Dans le flot de la Révolution bourgeoise, d’abord bouillonnant et trouble, plus calme maintenant et plus clair, ils mirent leur pauvre visage exténué, et ils sont pris d’épouvante. Mais, avant 1848, malgré la multiplicité des systèmes socialistes et des révoltes ouvrières, la domination bourgeoise est encore intacte.

La bourgeoisie ne croit pas possible que le pouvoir lui échappe et que la propriété se transforme. Elle a, sous Louis-Philippe, la force de lutter à la fois contre les nobles et les prêtres, et contre les ouvriers. Elle écrase les soulèvements légitimistes de l’Ouest, comme les révoltes prolétariennes des grandes villes affamées. Elle croit naïvement, avec l’orgueil de Guizot, qu’elle est l’aboutissement de l’histoire, qu’elle a des titres historiques et philosophiques au pouvoir définitif, qu’elle résume l’effort séculaire de la France et qu’elle est l’expression sociale de la raison. Les prolétaires de leur côté, malgré les soubresauts de la misère et de la faim, ne sont pas des révolutionnaires conscients. Ils entrevoient à peine la possibilité d’un ordre nouveau. C’est surtout dans la classe « intellectuelle » que les « utopies » socialistes recrutent d’abord des adeptes. Et d’ailleurs les systèmes socialistes sont très fortement imprégnés ou de pensée capitaliste, comme celui de Saint-Simon, ou de pensée petite-bourgeoise, comme celui de Proudhon. Il a fallu la crise révolutionnaire de 1848 pour que la classe ouvrière prît conscience d’elle-même, pour qu’elle opérât, suivant le mot de Proudhon, sa scission définitive avec les autres éléments sociaux.

Et encore la deuxième période, celle qui va de Février 1848 à Mai 1871, du gouvernement provisoire à la répression sanglante de la Commune, est-elle trouble et incertaine. Déjà, il est vrai, le socialisme s’affirme comme une force