Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/108

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
98
HISTOIRE SOCIALISTE

seraient pas rééligibles, Barnave, très peiné de cette interruption de sa vie publique, retourna à son pays d’origine, et là, comme il avait coutume de le faire dès l’adolescence, il se consola en écrivant.

Il composa une Introduction à la Révolution française, qui fut publiée seulement en 1845, par M. Bérenger de la Drôme, d’après les manuscrits que la sœur de Barnave avait eus en mains. C’est, je crois, le principal titre de pensée du facile orateur.

Il faut en citer des fragments assez étendus, car cette œuvre nous montre à quel point la bourgeoisie révolutionnaire, dont Taine dénonce si sottement l’idéalisme abstrait, avait conscience du mouvement économique qui déterminait sa victoire. « On voudrait vainement se faire une juste idée de la grande révolution qui vient d’agiter la France en la considérant d’une manière isolée, en la détachant de l’histoire des empires qui nous environnent et des siècles qui nous ont précédés. Pour en juger la nature, et pour en assigner les véritables causes, il est nécessaire de porter ses regards plus loin, il faut apercevoir la place que nous occupons dans un système plus étendu : c’est en contemplant le mouvement général qui depuis la féodalité jusqu’à nos jours conduit les gouvernements européens à changer successivement de forme, qu’on apercevra clairement le point où nous sommes arrivés, et les causes générales qui nous y ont conduits.

« Sans doute que les révolutions des gouvernements, comme tous ceux des phénomènes de la nature qui dépendent des passions et de la volonté de l’homme, ne sauraient être soumises à ces lois fixes et calculées qui s’appliquent aux mouvements de la matière inanimée ; cependant, parmi cette multitude de causes dont l’influence combinée produit les événements politiques, il en est qui sont tellement liées à la nature des choses, dont l’action constante et régulière domine avec tant de supériorité sur l’influence des causes accidentelles que, dans un certain espace de temps, elles parviennent presque nécessairement à produire leur effet. Ce sont elles, presque toujours, qui changent la face des nations, tous les petits événements sont enveloppés dans leurs résultats généraux ; elles préparent les grandes époques de l’histoire, tandis que les causes secondaires auxquelles on les attribue presque toujours ne font que les déterminer… »

Et Barnave, d’après ces principes, nous trace à grands traits l’histoire des sociétés humaines. C’est vraiment un premier croquis du matérialisme économique de Marx. « Dans la première période de la société, l’homme vivant de la chasse connaît à peine la propriété : son arc, ses flèches, le gibier qu’il a tué, les peaux qui servent à le couvrir, sont à peu près tout son bien. La terre entière est commune à tous. Alors les institutions politiques, s’il en existe quelque commencement, ne peuvent avoir la propriété pour base ; la démocratie n’y est autre chose que l’indépendance et l’égalité naturelle ; la nécessité d’un chef dans les combats y donne les premiers éléments de la mo-