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HISTOIRE SOCIALISTE

tant, qui ne veut point abolir la civilisation et qui fait appel au peuple, commence à percer. Je ne parle pas du testament du curé Meslier, si populaire et si profond qu’en soit l’accent communiste : car Voltaire, qui en publia les parties dirigées contre l’Église se garda bien d’en publier les parties dirigées contre la propriété. Mais le Code de la nature de Morelly, esquisse avec force un communisme vivant et hardi qui ne serait pas un triste retour à la pauvreté primitive, et qui mettrait au service, de tous les ressources de l’humanité.

Mais Babeuf lui-même, dans une lettre datée de 1787, deux ans avant la Révolution demande s’il ne serait point possible, dans l’état actuel des connaissances humaines d’assurer à tous les hommes la jouissance commune de la terre et même des produits de l’industrie : ce sont les premières lueurs du communisme moderne et industriel ; ce n’est plus le communisme purement agraire, primitif et réactionnaire, et on pressent que celui-ci pourra avoir des prises sur le prolétariat des usines, sur le peuple des mines, des hauts-fourneaux, des grandes cités éblouissantes et misérables.

Un des premiers objets de cette histoire sera certainement de rechercher comment à l’arrière-saison ardente encore et désespérée de la Révolution bourgeoise le babouvisme a pu éclore. Mais en 1789, à l’origine même du mouvement, les germes communistes sont imperceptibles et mystérieux : le peuple de Paris les ignore. Et les rares brochures qui gémissent sur le sort des manouvriers, qui comparent le pauvre peuple au mulet portant bourgeoisie et noblesse n’ont que peu d’éclat et presque point d’effet ; car elles ne tracent au prolétariat aucune politique nette, aucun chemin.

En vain le chevalier de Moret écrivait-il en 1789, dans une phrase d’ailleurs ambiguë : « On a tort de considérer le Tiers-État comme une seule classe : il se compose de deux classes dont les intérêts sont différents et même opposés. » Car en 1789, au moment où le Tiers-État avait besoin de toutes ses forces, populaires et bourgeoises pour abattre l’ancien régime, cette décomposition en deux classes hostiles pouvait être une hardiesse ultra-révolutionnaire. Elle pouvait être aussi une manœuvre de contre-Révolution.

Comment d’ailleurs les prolétaires auraient-ils traduit en acte cette dualité de classe ? Allaient-ils attaquer la bourgeoisie au nom du droit ouvrier à l’heure même où elle attaquait l’ancien régime ? Ils auraient maintenu l’ancien régime et travaillé contre eux-mêmes : car la classe ouvrière ne peut grandir que par la démocratie, et le communisme, unité suprême de la production et de la vie, suppose la disparition du morcellement féodal, du bariolage des coutumes et des castes.

Donc, même s’ils avaient eu une conscience claire de classe, même s’ils avaient formé un Tiers-État ouvrier se distinguant nettement du Tiers-État bourgeois, les prolétaires auraient, dans leur propre intérêt, marché avec la bourgeoisie révolutionnaire.