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HISTOIRE SOCIALISTE

france des paysans, ont ainsi été amortis, et il faut que bien souvent l’historien remonte des canaux où le Tiers-État a comme régularisé sa pensée aux sources vives et irritées des Cahiers de paroisse.

Mais, en revanche, en ne portant aux États-généraux que les vœux enfin concentrés des Cahiers des bourgeois, des artisans, des paysans, cette procédure électorale donnait aux revendications du Tiers-État une puissance d’unité et d’action incomparables. Il y aurait eu péril si, à l’assemblée générale et définitive, les délégués du Tiers-État avaient rédigé le Cahier définitif d’accord avec les membres de la noblesse et les membres du clergé, et s’ils avaient aussi nommé les députés aux États généraux d’accord avec les deux autres ordres. Le Tiers-État se garda bien de tomber dans ce piège.

Le règlement royal prévoyait indifféremment, pour l’assemblée générale du bailliage, l’action séparée de chaque ordre ou leur action combinée. Il déclarait que les délégués des trois ordres pouvaient se réunir pour rédiger ensemble un Cahier commun et nommer ensemble les députés ; mais il déclarait aussi que si un des ordres s’opposait à cette action commune, chacun des ordres rédigerait son Cahier à part et nommerait à part ses députés aux États généraux.

Partout, ou presque partout, c’est à part que les ordres délibérèrent et votèrent. Autant, dans les États généraux, le Tiers-État sera ardent à réclamer la confusion des trois ordres et le vote par tête, parce que ce système lui donnait la majorité ; autant, dans la formation du Cahier et le choix des députés, il réclamera la délibération distincte et le vote distinct des ordres, afin de préserver sa pensée de toute influence contraire ou même simplement de tout mélange.

Bien mieux, dans la plupart des Cahiers des villes, des paroisses ou des assemblées préliminaires, mandat formel était donné aux délégués du Tiers-État de choisir exclusivement comme députés aux États généraux des membres du Tiers-État, et même d’écarter ceux des membres du Tiers-État qui, comme régisseurs, fermiers, juges seigneuriaux, pouvaient être dans la dépendance de la noblesse ou de l’Église. C’est en dérogation de cette règle générale que Mirabeau et Siéyès, en leur qualité de révolutionnaires, furent choisis par le Tiers-État ; mais à Paris le rigorisme de classe de la bourgeoisie était poussé si loin que pour l’abbé Siéyès, il y eut quelques difficultés et quelques protestations. Enfin, l’éclat extraordinaire de ses livres emporta tout et il fut élu, malgré son origine d’Église.

Sauf ces exceptions, qui n’étaient vraiment pas contraires à l’esprit de la règle, le Tiers-État députa exclusivement à Versailles des hommes à lui, élus sur des Cahiers à lui.

Ces Cahiers sont admirables d’ampleur, de vie, de netteté et d’unité. Je ne voudrais vraiment pas, en cet exposé historique tout à fait impersonnel et sincère, paraître animé d’un esprit de polémique contre Taine. Mais il a