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HISTOIRE SOCIALISTE


Il semble bien qu’en quelques régions et à certains moments les seigneurs ont songé à jouer ce rôle de démagogie féodale, qui aurait créé à la Révolution un formidable obstacle.

Je note dans le recueil de la Société royale d’agriculture un bien curieux procès qui venait en 1785 devant le Conseil d’État du Roi. « Les habitants du village d’Urvilliers et ceux de quatorze autres villages du ressort du bailliage de Saint-Quentin usaient librement, à l’instar de leurs voisins, du droit de récolter leur grains en employant la faucille ou la faux, suivant que les circonstances les y déterminaient dans leur plus grand intérêt. »

« Le lieutenant du bailliage de Saint-Quentin, seigneur d’Urvilliers, fit rendre contre eux, le 12 septembre 1779, par son juge, une sentence portant défense de faire aucuns chaumes sur les terres qu’ils avaient fait scier, leur ordonnant de laisser le chaume sur leurs terres aux pauvres d’Urvilliers et les condamnant. »

Tous les propriétaires paysans de la région alléguaient que quand leurs blés étaient un peu verts et que les grains tenaient bien dans l’épi, ils fauchaient leurs blés, qu’ainsi ils pouvaient les couper ras sans perdre de grains, qu’au contraire, quand les blés étaient trop mûrs, ils ne pouvaient les faucher sans perdre beaucoup de grains et recouraient à la faucille.

Et ils concluaient : Puisque, quand nous fauchons nos blés, nous ne laissons pas de chaume aux pauvres, pourquoi veut-on nous interdire d’utiliser nous-mêmes les chaumes laissés par la faucille ? Veut-on nous obliger, pour ne pas perdre les chaumes, à employer la faux toujours, même quand les blés trop mûrs laisseront tomber le grain ? Le seigneur les condamnait obstinément.

Curieuse lutte que celle des pauvres soutenus par le seigneur contre tous les propriétaires paysans acharnés à ne rien laisser, même aux affamés, de la récolte qui leur avait coûté tant de peine et sur laquelle d’ailleurs le seigneur et le décimateur prélevaient tant de belles gerbes. Généralisée et systématisée, cette lutte, si hypocrite qu’elle fût de la part des nobles exploiteurs, aurait pu avoir de graves conséquences.

Je lis dans le cahier des remontrances du bourg et paroisse de Chelles un article contre le glanage et contre la complaisance des seigneurs et de leurs juges pour les glaneurs. « La coutume de Paris, ni presque aucune autre, n’ont parlé du glanage ; le zèle du parlement à veiller à l’ordre public lui a fait donner des règlements partant qu’on ne pourra faire entrer aucune bête dans l’héritage moissonné que trois jours après la récolte, pour que les pauvres aient le temps de ramasser ce qui a pu en rester, que les glaneurs ne peuvent glaner qu’après l’entier enlèvement des fruits récoltés et qu’il n’y aura que les pauvres hors d’état de travailler par âge ou par infirmité, tels que les vieillards ou les enfants qui peuvent glaner et non les personnes aisées et en état de travailler ; mais que faute par le juge des seigneurs de tenir la main à l’exé-