Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/214

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
204
HISTOIRE SOCIALISTE

C’est une expropriation un peu adoucie, mais c’est une expropriation. Le Tiers État dit, à l’article 27, « que dans le partage à faire on ait plus d’égard aux pauvres familles qu’aux grands propriétaires, et que, si ce partage ne s’effectue pas par feux, du moins on donne pour chaque feu une avant part avant d’en venir au partage au pied-perdu des propriétés. » Ainsi il y aura des parcelles égales réservées d’abord aux habitants : mais après ce prélèvement égalitaire, chacun recevra en proportion de la propriété qu’il détient déjà. C’est donc au fond à la grande propriété, à la propriété noble ou bourgeoise que profitera surtout l’opération.

La noblesse de Coutance est catégorique : « Les députés demanderont une loi qui autorise et règle les partages des communes, devenues depuis quelque temps un objet de cupidité sans bornes et un sujet de trouble et d’inquiétude pour les habitants des paroisses dont elles dépendent ». Le Tiers État de la même ville est ambigu : ou plutôt l’article de ses cahiers semble dirigé à la fois contre les pauvres qui seront dépossédés du domaine commun et contre les seigneurs qui en ont déjà usurpé une partie : « que pour le bien de l’agriculture, les communes, landes, bruyères, marais et grèves, dont les paroisses ont titre et possession, soient partagés, et que les concessions illégitimes, qui pourraient en avoir été faites à leur préjudice, soient révoqués ».

On devine que cet article est une transaction entre la bourgeoisie des villes, qui veut le partage, et les habitants des paroisses qui veulent au moins reprendre sur le seigneur la partie du domaine qu’il a indûment occupée ; et c’est à la constitution de la propriété individuelle, bourgeoise ou paysanne, que tend le cahier.

Au contraire, dans le baillage de Saint-Sauveur-le-Vicomte rattaché au bailliage de Coutances, le Tiers État proteste énergiquement contre l’envahissement ou la dislocation des communes : ici ce sont les paysans qui parlent, soutenus par les bourgeois : « Plusieurs villes, paroisses et communautés possèdent, depuis un temps immémorial, des marais, des landes : ces biens, seule ressource des pauvres familles et seul soulagement pour les riches chargés d’impôts ont de tout temps excité la cupidité des gens puissants : ils ont, par toutes sortes de moyens, cherché à se les approprier ; il n’y a point de tracasseries qu’ils n’aient suscitées pour parvenir à leur but ; le nombre d’arrêts du conseil qu’ils ont fait rendre effraye : ils s’en sont fait faire des concessions, des inféodations ; ils ont ensuite voulu contraindre les habitants des paroisses à communiquer des titres de propriété de leurs communes, comme s’il était possible d’avoir des titres d’une possession plus que millénaire, après les guerres et les troubles qui ont de temps en temps désolé la France ; ils les ont traduits en Conseil et plusieurs sont parvenus à dépouiller les paroisses de leurs biens : quoique en Normandie, par un statut réel, la possession quadragénaire vaille des titres. »