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HISTOIRE SOCIALISTE


« On n’oubliera jamais, à Senlis, l’assassinat d’une pauvre femme qui cueillait des fraises, commis à coup de fusil par l’infâme garde Délion, et celui d’un malheureux jeune homme, Coye, qui ramassait du bois mort dans la forêt de Chantilly, assassiné de la même manière, il y a deux ans, par le garde d’Orsay. On pourrait citer plusieurs autres faits aussi tragiques : mais croirait-on que ces détestables crimes n’ont été punis que par la translation de leurs auteurs dans d’autres places plus considérables ? »

« Nous demandons qu’on laisse jouir chacun du droit si naturel de détruire sur ses terres le gibier qui dévaste les productions sans préjudice du droit acquis que les seigneurs prétendent avoir de chasser dans toute l’étendue de leurs fiefs, pourvu qu’ils ne fassent tort à personne, quoique nous sachions fort bien que ce droit n’est qu’une usurpation, commise depuis qu’on a désarmé les paysans il y a deux cents ans (voyez la préface du Code des chasses). »

« Mais pourquoi, nous autres paysans qui n’avons pas assez de bien pour avoir des colombiers, faut-il qu’à cause de cela nous fournissions à la nourriture des pigeons des seigneurs et des grands propriétaires ? Quoi ! parce que nous aurons été assez malheureux pour qu’un coup de vent verse le peu de blé que nous avons dans les champs, il faudra, pour aggraver notre malheur, ou que nous fassions de gros frais pour le faire garder contre les pigeons, ou que nous laissions achever notre ruine par ces animaux qui tombent comme une nuée sur ces grains pour les dévorer ? »

« Il en est de même du sarrasin et autres grains qu’il nous faut faire garder quelquefois trois semaines de suite, pour les préserver du ravage des pigeons, d’où il résulte que nous sommes non seulement obligés de nourrir les lapins du seigneur, leurs lièvres, leurs faisans, leurs perdrix, leurs daims, leurs biches, leurs cerfs, leurs sangliers, mais encore leurs pigeons et bientôt tous les animaux domestiques s’il leur en prenait fantaisie.

« En faudra-t-il pour cela moins payer les propriétaires et la foule d’impôts dont nous sommes écrasés à cause de leurs terres ?

« Si on en fait des plaintes, croira-t-on qu’il y a certains seigneurs qui ne rougissent pas de vous dire : quand tu seras ruiné, je te donnerai du pain, juste Dieu ! les Français sont-ils donc faits pour être une nation de pauvres à l’aumône de quelques riches ? »

« Nous estimons qu’il serait très à propos de mettre un frein à l’ambition des riches propriétaires, dont la plupart ne cherchent qu’à augmenter leurs propriétés aux dépens de celles des pauvres : et de même qu’en 1749 il a été justement défendu aux gens de main-morte d’ajouter les leurs, rien n’empêcherait, il semble, de fixer l’étendue des propriétés sur chaque territoire à une certaine portion, comme un quart ou un cinquième pour les seigneurs des paroisses et un sixième ou un septième pour tout autre particulier.

« Qu’on lise les titres des grandes propriétés ; on verra que la plupart ne