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HISTOIRE SOCIALISTE

daine ivresse de sacrifice, comme une orgie du droit. Les motions du vicomte de Noailles et du duc d’Aiguillon, évidemment rédigées d’avance et très calculées jusque dans le détail attestent au contraire un plan médité et exécuté de sang-froid.

Que voulaient-ils donc ? Il serait téméraire à coup sûr de prétendre qu’aucun élan ou, si l’on veut, qu’aucune illusion de générosité ne se mêlait à leur acte. Il vient une heure où certains privilèges surannés et d’ailleurs peu fructueux, pèsent même aux privilégiés, ou du moins à quelques-uns d’entre eux. Mais il est évident aussi que l’initiative des deux nobles est un acte politique très savant. Ils sont mieux renseignés que la plupart des bourgeois révolutionnaires, légistes et citadins, sur le véritable esprit des campagnes, et le vicomte de Noailles insiste en termes que j’ai soulignés sur le vrai sens des cahiers de paroisses, où apparaît le fond de la pensée paysanne.

Les nobles comprenaient donc que s’obstiner ouvertement à la défense des droits féodaux, c’était engager contre tout le peuple des campagnes une lutte sans trêve et sans merci qui rendrait le château inhabitable au seigneur. Et avec quelles forces entreraient-ils dans cette lutte ? Le vicomte de Noailles le dit expressément : avec la seule force d’impopularité acquise par la noblesse dans les premiers mois de la Révolution. Sans doute la noblesse pouvait appeler à son secours, dans ce combat contre le paysan, la bourgeoisie hésitante. Mais les nobles comprenaient bien que les bourgeois révolutionnaires, quel que fût leur effarement de légistes et de propriétaires devant les paysans révoltés, ne pouvaient s’engager à fond en ce combat, et les nobles, en fin de compte, feraient, de leurs personnes ou de leurs biens, les frais de cette guerre. Il valait mieux, par une manœuvre hardie, prendre devant l’Assemblée l’initiative du mouvement. À cette initiative les nobles avaient tout à gagner, rien à perdre. D’abord ils pouvaient du coup se refaire dans les campagnes une popularité qui leur assurait une reprise d’influence et de pouvoir.

En face de ces bourgeois des villes, méticuleux, timorés et qui tremblaient si fort pour la propriété qu’ils étaient tentés de la défendre jusque sous l’odieuse forme féodale, voici de grands seigneurs hardis qui semblaient offrir le sacrifice de leurs privilèges les plus détestés. Et que perdaient-ils ? Rien. Car ces privilèges qu’on abandonnait étaient abolis de fait par l’universel soulèvement des paysans ; comment aller leur reprendre ces titres brûlés ? Comment maintenir autour du château une ombre de terreur et de respect ? Ils l’avaient dissipée à jamais du feu de leurs torches. Mais il y avait mieux, et la proposition de Noailles et d’Aiguillon était le seul moyen, pour les nobles, de retrouver par le rachat l’équivalent des privilèges abandonnés.

Dans leurs rassemblements tumultueux, les paysans détruisant les chartriers, prétendaient bien s’affranchir à jamais du cens, du champart et du reste, sans indemnité. Il fallait se hâter de légaliser le mouvement pour