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HISTOIRE SOCIALISTE

geantes, et d’affirmer l’idéale liberté humaine comme la mesure suprême de la valeur des sociétés.

C’est le travail des siècles, c’est l’activité scientifique et économique de la bourgeoisie qui avaient libéré l’esprit humain : et lorsque l’esprit humain, usant de cette liberté enfin conquise, recherchait et affirmait le droit naturel de l’homme, il n’abolissait point l’histoire : il en consacrait et en glorifiait les résultats.

Et il glissait, même dans les institutions léguées par les siècles, comme la monarchie, une âme de liberté héritée ainsi de l’immense effort humain. Il n’y avait donc pas contradiction insoluble du droit naturel et du droit historique, mais le difficile était de les lier.

Autant que la royauté, la propriété prend malaisément place dans le domaine des droits naturels. Sieyès lui-même en convient. Après avoir essayé de faire de la propriété une suite et une extension de la personnalité, il est contraint d’ajouter :

« Les propriétés territoriales sont la partie la plus importante de la propriété réelle. Dans leur état actuel, elles tiennent moins au besoin personnel qu’au besoin social. Leur théorie est différente, ce n’est pas ici le lieu de la présenter. »

Je sais bien que les constituants ont introduit la propriété dès l’article 2 de la Déclaration des Droits : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » Mais quel vague dans ce mot de propriété ! La propriété a des formes sans nombre et il en est, comme la propriété vraiment féodale, que la Constituante elle-même reconnaît illégitimes.

A quel signe les citoyens pourront-ils reconnaître les formes légitimes de la propriété de ses formes oppressives ? Mais, à vrai dire, la propriété bourgeoise, par sa mobilité et sa flexibilité, paraissait, aux constituants, en harmonie avec la liberté naturelle.

Il n’y avait aucune caste fermée, aucune prédestination économique : tout homme, quelle que fut son origine, pouvait, dans le droit bourgeois, acquérir, posséder, fabriquer, trafiquer ; et même le contrat, qui unissait les fabricants et les prolétaires, les propriétaires et les manouvriers, étant toujours révocable, pouvait apparaître comme conforme à la liberté et au droit naturel.

Pourtant si un socialiste, si un communiste avait demandé la parole au nom des salariés, s’il avait dit aux constituants : « Par quel lien le prolétaire est-il rattaché à l’état social ? Vous reconnaissez vous-mêmes sa dépendance puisque vous vous préparez, à raison même de cette dépendance, à lui refuser le droit de vote : mais pouvez-vous dire alors que l’ordre social a accru pour lui les libertés primitives et naturelles ! »