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HISTOIRE SOCIALISTE

Évidemment il n’y a pas encore là, à proprement parler, un commencement de conflit social. Ces prolétaires ne sont point comme ceux des ateliers nationaux de 1848 ; ils ne sont point « une armée ouvrière », dont le Socialisme a commencé à pénétrer l’esprit ; et la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 n’éprouve pas le besoin de se prouver à elle-même sa force en écrasant ces malheureux.

Pourtant, dans le récit rapide que fait Lostalot du licenciement de l’atelier de Montmartre, le 29 août, on entrevoit que déjà dans la bourgeoisie commençaient à s’éveiller des peurs féroces. On voit aussi que les pouvoirs constitués de la Révolution parisienne étaient prêts à une répression sans merci.

« Un autre événement tenait aussi les esprits en alarme. Les ouvriers de Montmartre devaient être congédiés ce soir et l’on avait pris des précautions effrayantes pour fermer cet atelier de charité ; on y avait traîné du canon ; une troupe d’élite, composée principalement de ceux qui se sont distingués à la prise de la Bastille, sous les ordres de M. Hullin, s’y était rendue ; quatre commissaires étaient à l’entrée pour délivrer les passeports.

Les ouvriers se sont présentés deux à deux pour remettre les outils qu’on leur avait prêtés ; ils ont reçu 24 sols et un passeport ; on en a délivré environ quatre mille. Il n’est pas arrivé le plus léger trouble ; on n’a pas même entendu de menaces ; des hommes méchants, coupables et dangereux, étaient sans doute confondus dans cette troupe d’infortunés ; mais il aurait fallu que ceux qui ont dit si souvent et si inhumainement qu’il fallait tirer dessus à mitraille, les eussent vus dans ce moment ; peut-être que le spectacle touchant de leur profonde misère et des bienfaits sagement dispensés de la ville, auraient ému leur âme féroce, s’il leur reste encore quelque sensibilité. » Ainsi, ce sont les vainqueurs même de la Bastille qui se préparaient à donner l’assaut à Montmartre ; rien ne montre mieux à quel point la Révolution était bourgeoise. Les héros qui avaient au péril de leur vie enlevé la forteresse du despotisme ne croyaient pas amoindrir leur gloire en s’exposant à verser le sang des prolétaires affamés ; et les estampes du temps reproduisent presque aussi complaisamment la « glorieuse montée » des canons bourgeois vers Montmartre que la prise de la Bastille.

Aucune hésitation de conscience n’arrêtait les intrépides combattants d’hier ; et ils croyaient servir aussi bien la Révolution en foudroyant cette foule misérable qu’en décimant la garnison de la Bastille. Les plus démocrates, comme Lostalot allaient jusqu’à la pitié ; mais à côté d’eux, des révolutionnaires bourgeois devançant par la peur le règne de Louis-Philippe, voulaient qu’on en finit avec de la mitraille. L’Assemblée des représentants, prudente et assez humaine, désirait rassurer et « épurer » Paris sans verser le sang ouvrier ; elle y réussit.

La garde nationale commençait à tourner à une sorte d’aristocratie de