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HISTOIRE SOCIALISTE

l’abolition de cet abus, et que cette carte leur soit délivrée pour la valeur de six sous, somme excédante encore aux frais qu’exigent ces billets ; ils demandent aussi que le surplus de ces frais soit employé, à fonder des lits à l’Hôtel-Dieu et au soulagement des garçons de leur corps qui, dans la suite, seraient malades. Les représentants de la commune, en accueillant leur demande, les ont renvoyés de droit aux jugements des districts. »

Ici, c’est contre le bureau de placement onéreux que leur imposait la corporation des maîtres que protestent les ouvriers.

Peu de jours après, « MM. les garçons cordonniers de la capitale se sont assemblés aux Champs-Élysées : et sur l’avis de quelques honorables membres, il a été décidé que ceux qui feraient une paire de souliers au dessous du prix convenu seraient de droit exclus du royaume. D’ailleurs le comité de la dite assemblée s’est chargé de faire une quête ou espèce de cotisation pour subvenir aux besoins des frères qui se trouveraient sans ouvrage. »

Il y a, à coup sûr, beaucoup d’inexpérience dans ces mouvements ouvriers : et les garçons cordonniers cèdent à une illusion un peu forte quand ils s’imaginent qu’ils pourront disposer de la peine du bannissement contre ceux des leurs qui feront baisser le prix de leur travail au-dessous d’un chiffre convenu. Mais cette naïveté même, et la liberté des rassemblements ouvriers, qui se multipliaient au gazon du Louvre ou aux Champs-Élysées, attestent la confiance toute nouvelle dont étaient animés les prolétaires : sans esprit de classe bien net, sans programme social bien défini, il leur semblait, dès ce moment, que la Révolution à laquelle ils concouraient devait être aussi un peu pour eux : et ces premiers symptômes de la pénétration de la Révolution bourgeoise par la classe ouvrière sont d’un haut intérêt. En tout cas, ces mouvements prolétariens ajoutaient, si je puis dire, à l’animation générale de Paris et en élevaient encore la tonalité.

Mais c’est la question du pain qui faisait le plus fermenter la masse du peuple : le blé était cher, et surtout, il arrivait irrégulièrement ; il était au prix de quatre sous la livre, c’est-à-dire, si l’on compare les salaires d’alors qui, dans les corps d’état les plus favorisés, n’atteignaient pas cinquante sous, aux salaires d’aujourd’hui, qu’il était trois fois plus cher que maintenant. Une livre de pain représentait un sixième du salaire moyen : la charge était énorme pour le peuple. De plus, il fallait quelquefois attendre longtemps à la porte des boulangers : et souvent le bruit se répandait que les blés n’était pas arrivés, que le pain allait manquer, et les femmes affolées se précipitaient dans les rues et aux boutiques des boulangers. Quelle était la cause de tous ces embarras ? Si la récolte de 1788 avait été très mauvaise, celle de l’année même était excellente. Il semble donc qu’en octobre les arrivages de blé à Paris auraient dû être abondants. Le battage des grains se faisait, il est vrai, en grange et beaucoup moins vite qu’aujourd’hui. Mais à