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HISTOIRE SOCIALISTE

bleau, aussi triste que véridique, doit être mis en opposition avec celui de trois ou quatre cent mille hommes de milices nationales plus ou moins bien disciplinées, mais bien armées, et encore plus exaltées par les principes et par le délire qu’on leur a inspiré ; cette milice, répandue dans toutes les villes, bourgs et villages du royaume, en intercepte jusqu’aux moindres avenues, principalement celles de la capitale, à plus de quarante lieues à la ronde.

« Comment, dans cet état de choses, pourrait-on croire à la possibilité de l’enlèvement du Roi et de la famille royale ? Comment pourrait-on supporter l’idée du danger que courraient le monarque et son auguste épouse, s’ils étaient arrêtés en route : et ils le seraient bien certainement avant de pouvoir atteindre une place de sûreté. La plume tombe des mains quand on se représente les suites incalculables d’une telle catastrophe. »

Quelle prophétique vision de Varennes ! Mais quel acte d’accusation terrible contre le parti de la Contre-Révolution !

Quoi ! dès les premiers mois, et avant que vraiment la famille royale fut en péril, c’était déjà un projet de guerre civile !… Quand on voit combien Mercy-Argenteau redoute ce projet d’enlèvement du Roi, il est impossible de douter que le marquis Mahy de Favras, arrêté en décembre 1789 et pendu en février 1790 pour avoir formé un plan de guerre civile et d’enlèvement du Roi, ait été encouragé au moins par de vagues approbations et de savantes réticences.

Il semble bien, à de très sérieux indices, que Monsieur, comte de Provence et frère du Roi, n’avait pas ignoré les préparatifs financiers de l’entreprise, et si Favras sut garder un silence plein de grandeur, toute la suite des faits, l’émigration brusque du comte d’Artois, les bruits d’enlèvement du Roi qui coururent à Versailles dans la journée même du 5 octobre, les paroles méprisantes du comte d’Artois pour le comte de Provence quand celui-ci, pris de frayeur, désavoua Favras, la conspiration obstinée qui inquiétait Mercy-Argenteau, tout démontrait que le petit groupe de princes et d’émigrés casse-cou, qui opérait en quelque sorte en marge de la Contre-Révolution, était soutenu par les bienveillants échos qui lui venaient de la Cour.

Est-ce à dire que, dès 1789, le Roi et la Reine songent à fuir et à faire appel à l’étranger ? En aucune façon. La Reine était comme hésitante entre deux haines ; entre deux souffrances d’orgueil. Elle haïssait le comte d’Artois qui si souvent, dans les années brillantes, l’avait blessée et calomniée. Elle ne voulait, à aucun prix, lui livrer la conduite des opérations et mettre la royauté aux mains des princes. Mais elle haïssait aussi et surtout redoutait la foule dont les rumeurs de colère montaient vers elle.

Quelle route prendre, et où était le moindre péril ? Elle attendait. Beaucoup moins chrétienne que le Roi et sœur d’un souverain philosophe, elle