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HISTOIRE SOCIALISTE

d’appui contre une Révolution qu’il déteste et qu’il redoute. Elle sera menacée aussi par l’impatience de la nation cherchant à écarter par un geste de guerre le réseau de trahison dont elle se sentira enveloppée, et jetant le roi dans cette tourmente, soit pour le lier enfin à la Révolution, soit pour l’abattre à la faveur d’une grande crise.

La solution équivoque adoptée par l’Assemblée n’en était pas moins un nouvel indice de son impuissance à fonder d’emblée un ordre logique et simple. Elle combinait silencieusement des éléments peut-être contradictoires ; et sans doute, elle attendait elle-même que la réalité mouvante et souveraine prononçât sur ses expériences. Après tout, que pouvait-elle de plus, à ce moment ?

De même dans la constitution du pouvoir législatif, elle avait adopté un système intermédiaire entre l’oligarchie bourgeoise et la pure démocratie. En octobre et décembre 1789, elle avait statué sur les conditions d’électorat et d’éligibilité. C’est ici qu’intervient la fameuse distinction entre les citoyens passifs, qui ont droit à la protection de la loi commune, mais qui ne sont point admis à créer la loi, et les citoyens actifs, seuls admis à choisir les législateurs. Quiconque ne possédait pas ou possédait au-dessous d’un certain niveau était réputé incapable de contribuer à la confection de la loi, soit que sa misère fût un préjugé d’ignorance, soit qu’on estimât que trop aisément il serait dépendant ou corrompu, soit que l’on redoutât la mainmise des sans-propriété sur le gouvernement du pays. Il y avait trois sortes de citoyens actifs : 1o Pour être électeur du premier degré, c’est-à-dire pour avoir le droit de voter dans les assemblées primaires, il fallait avoir vingt-cinq ans d’âge, un an de domicile, n’être pas serviteur à gages, et payer une contribution de la valeur de trois journées de travail. 2o Pour être éligible à l’assemblée électorale, c’est-à-dire à celle qui est nommée par l’assemblée primaire et qui doit choisir les députés, il faut payer une contribution égale à la valeur locale d’au moins dix journées de travail. 3o Enfin, pour être éligible à l’Assemblée nationale, il faut payer « une contribution directe équivalente à la valeur d’un marc d’argent (environ 50 livres) et en outre avoir une propriété foncière quelconque. »

Je le répète : c’est un système aussi éloigné de l’étroit système censitaire de Louis-Philippe, lequel ne créait guère que 200.000 électeurs, que du suffrage universel. Quand il sera procédé à l’élection de la Législative d’après la loi de la Constituante, 4.298.360 citoyens auront le droit de participer aux assemblées primaires. C’est, semble-t-il, un peu plus de la moitié des citoyens âgés de vingt-cinq ans. J’ai comparé, pour plusieurs départements et districts, notamment pour des districts de l’Hérault, les chiffres d’électeurs fournis par la loi de la Constituante et les chiffres d’électeurs que, pour une population égale, aurait donné le suffrage universel : et j’ai constaté que plus du tiers des citoyens était exclu du vote.