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HISTOIRE SOCIALISTE

pour se sentir en état de lutter contre la noblesse et l’Église, même dans l’ordre agricole. Elle se sentait de force à couvrir, si je puis dire, toute la surface de la société.

Il y avait donc des ressources profondes de Révolution : et si la royauté, si le haut pouvoir séculaire et encore respecté avait pu prendre la direction de ces forces nouvelles, la transformation révolutionnaire se fût probablement accomplie sans secousses.

La royauté libératrice aurait trouvé dans la bourgeoisie et la classe paysanne assez d’énergies disponibles pour n’avoir à redouter ni un soulèvement aristocratique comme au temps de la Fronde ni un soulèvement catholique comme au temps de la Ligue. Mais nous avons vu comment elle était liée au clergé et à la noblesse qui la perdaient. Elle essaiera, pour se sauver, pour combler le déficit creusé par l’avidité des privilégiés, de faire appel à la nation, mais elle y fera appel avec tremblement, et pour sauver les privilégiés autant que pour se sauver elle-même. C’est dans cette politique contradictoire et misérable qu’elle périra.

Comment avec cette incohérence ou cette duplicité du pouvoir royal la Révolution a-t-elle pu s’accomplir ? Quelle en a été l’occasion ? Quel en a été le moyen ? L’occasion de la Révolution a été le déficit intolérable du budget.

Depuis un demi-siècle, la royauté était sans cesse menacée par l’état de ses finances. Elle avait presque constamment un budget en déficit. La guerre de la Succession d’Autriche, la guerre de Sept ans, la guerre d’Amérique avaient ajouté de perpétuelles dépenses extraordinaires aux charges ordinaires croissantes d’un État centralisé et d’une Cour gaspilleuse. La monarchie s’était soutenue par des expédients, par des emprunts, par des ventes multipliées d’offices de tout ordre, par des anticipations, c’est-à-dire par des emprunts faits aux fermiers-généraux sur les rentrées des impôts des années suivantes.

Mais en 1789, tous ces expédients épuisés, la royauté était à bout et il fallut bien faire appel à la nation, convoquer les États-Généraux. À vrai dire, s’il n’y avait eu toute une atmosphère de Révolution, il pouvait être paré au déficit sans une rénovation de la société. Plus d’une fois déjà dans le cours de notre histoire, les États-Généraux avaient aidé les Rois dans des nécessités extraordinaires et s’étaient séparés sans toucher au système social, après avoir simplement assuré l’équilibre des finances royales.

En 1789 le mal financier était trop profond, trop chronique, pour qu’on pût le guérir sans toucher aux privilèges d’impôt de la noblesse et du clergé. Mais si la nation n’avait eu d’autre objet que l’équilibre budgétaire, son intervention aurait pu être très limitée.

Quand Necker soumit aux États-Généraux le 5 mai 1789 l’état des finances, il avoua un déficit de 56 millions de livres. C’était l’écart entre les recettes et les dépenses, mais là n’était pas toute la gravité de la situation. Le