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HISTOIRE SOCIALISTE

morte, soit laïque, soit ecclésiastique, ne peut rester propriétaire de fonds de terre ; car l’autorité qui a pu déclarer l’incapacité d’acquérir peut, au même titre, déclarer l’inaptitude à posséder.

« Le droit que l’État a de porter cette décision sur tous les corps qu’il a admis dans son sein n’est pas douteux, puisqu’il a, dans tous les temps et sous tous les rapports, une puissance absolue, non seulement sur leur mode d’exister, mais encore sur leur existence. La même raison qui fait que la suppression d’un corps n’est pas un homicide, fait que la révocation de la faculté accordée aux corps de posséder des fonds de terre ne sera pas une spoliation.

« Il ne reste donc qu’à examiner s’il est bon de décréter que tous les corps de mainmorte, sans distinction, ne seront plus à l’avenir capables de posséder des propriétés foncières. Or, ce décret importe essentiellement à l’intérêt social sous deux points de vue : 1o relativement à l’avantage public que l’État doit retirer des fonds de terre ; 2o relativement à l’avantage public que l’État doit retirer des corps eux-mêmes. »

Et il concluait son discours par un projet de décret dont l’article 1o est ainsi conçu :

« Le clergé et tous les corps ou établissements de mainmorte sont, dès à présent, et seront perpétuellement incapables d’avoir la propriété d’aucun bien fonds ou immeuble. »

Et l’article 2 disait :

« Tous les biens de cette nature dont le clergé et les autres biens de mainmorte ont la possession actuelle sont, de ce moment, à la disposition de la nation et elle est chargée de pourvoir à l’acquit du service et aux charges des établissements, suivant la nature des différents corps et le degré de leur utilité publique. »

Le clergé fut exaspéré du coup brutal que lui portait Thouret : c’était l’application la plus rigoureuse, la plus hardie de la doctrine des légistes sur la souveraineté de l’État et de la philosophie individualiste du xviiie siècle, à la question de la propriété.

Il n’y a que deux forces qui subsistent : l’individu et l’État ; l’individu a une réalité indépendante et des droits préexistants, et l’État est souverain pour assurer le respect de ces droits dans les rapports multiples des individus.

En dehors de l’individu et de l’État, toute existence est factice, artificielle : les corps n’existent que par le consentement, ou mieux, par la volonté de l’État : il peut les dissoudre : à plus forte raison, peut-il leur enlever leur propriété.

On voit la différence de la thèse de Thouret et de celle de Talleyrand. Pour Talleyrand, la volonté du fondateur est encore une force persistante et qui crée un droit : et si la nation peut saisir les biens du clergé, c’est qu’elle