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HISTOIRE SOCIALISTE

cupait point de science par mode ou curiosité frivole, ou vague recherche de magie comme le régent, comme plus d’un grand seigneur. C’est avec un sérieux profond et une sorte de gravité religieuse qu’il étudiait les transformations secrètes de la matière : et il consommait en expériences coûteuses les revenus de son magnifique emploi.

Dupin de Francceuil et sa femme se passionnaient pour les théories de Jean-Jacques et accueillaient à Chenonceaux l’abbé de Saint-Pierre, le grand rêveur de l’universelle paix. Le fils de Dupin de Francceuil créait des manufactures à Chateauroux, et les énormes réserves de capitaux des fermiers-généraux alimentaient la production industrielle. J’ai donc le droit de les compter parmi les forces de la classe bourgeoise. Jamais dans la vie des sociétés la séparation des classes n’est brutale et nette, et au passage de l’histoire les forces sociales ne se divisent pas comme les eaux au passage du Pharaon, en deux murailles bien distinctes. Il y a des combinaisons et des mélanges : les fermiers-généraux sont comme une force sociale hybride, au point de croisement de l’ancien régime et du capitalisme nouveau. La Révolution pourra les frapper, elle pourra guillotiner Lavoisier après l’avoir respectueusement accueilli et consulté : ils n’en ont pas moins été, historiquement, une force révolutionnaire.

C’est à Paris surtout que les grandes fortunes des financiers, fermiers-généraux, grands fournisseurs, banquiers, étaient concentrées. Mercier dans son tableau de Paris constate que les hôtels somptueux de Paris ont un tout autre caractère que les riches hôtels de Bordeaux, de Nantes ou de Lyon. Ceux-ci, cossus, mais sévères encore sont des hôtels de négoce et d’industrie. Ceux de Paris sont des hôtels de finance. Tous ces financiers, tous ces grands capitalistes, concessionnaires du commerce des Indes ou de la Caisse d’escompte étaient partagés évidemment entre deux désirs contradictoires : prolonger un régime où ils prospéraient grâce à de fructueux monopoles mais prendre des précautions contre l’arbitraire d’un pouvoir absolu, d’une bureaucratie capricieuse et irresponsable qui brusquement supprimait des entreprises où de grands capitaux étaient engagés.

La Caisse d’Escompte, qui jouait déjà par la négociation des effets de commerce un rôle analogue à celui de la Banque de France d’aujourd’hui avait été plusieurs fois abolie et rétablie, mais toujours pillée par les contrôleurs des finances qui dans les moments de crise du Trésor Royal lui empruntaient de vive force son encaisse. Ainsi même pour les privilégiés, même pour les grands concessionnaires et monopoleurs d’ancien régime l’incompatibilité de l’arbitraire bureaucratique et du désordre royal avec le capitalisme qui a besoin d’une comptabilité exacte et de garanties certaines se faisait cruellement sentir… Telle est la force intense des intérêts économiques et de l’esprit de classe conforme à ces intérêts que l’ancien régime était condamné même par cette haute bourgeoisie dorée dont il avait si largement fait les affaires.