Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/528

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
518
HISTOIRE SOCIALISTE

perdait, en cette familiarité de brocantage, le prestige du mobilier d’Église et de la garde-robe ecclésiastique !

Quelles ont été les conséquences sociales de cette vaste expropriation du domaine foncier de l’Église ?

Je l’ai dit et je le rappelle d’un mot. Il n’y a pas là, et il ne pouvait pas y voir une accession du prolétariat à la propriété. Ce sera l’objet d’une autre et plus vaste Révolution qui se prépare et s’annonce aujourd’hui par bien des signes. La vente révolutionnaire des biens d’Église a eu cet effet décisif d’abattre la puissance politique des forces d’ancien régime en abolissant leur puissance foncière. Elle a fortifié la démocratie rurale, et en constituant une partie de la propriété paysanne au moyen du domaine ecclésiastique ou du domaine noble exproprié, elle a donné à la démocratie paysanne un caractère laïque et moderne. Les paysans propriétaires pourront devenir, au sens social du mot, des conservateurs. Ils pourront même rester attachés à la religion catholique. Ils pourront, quand la propriété individuelle leur paraîtra menacée, ou quand ils seront fatigués des agitations ouvrières des villes, se rapprocher un moment du noble et du prêtre ; mais jamais ils ne se livreront pleinement au noble et au prêtre. Entre eux et lui il n’y a pas seulement le souvenir des longues oppressions et exploitations de l’ancien régime, de la dîme ou du champart. Il y a le souvenir de la grande opération révolutionnaire de 1791 ; le paysan a compris que sa propriété serait précaire s’il rendait la toute-puissance à ceux sur lesquels cette propriété fut conquise.

De plus, une fierté nouvelle était venue au paysan de cette grande expropriation. Lui, si longtemps accablé, lui, si longtemps dépouillé, lui qui était obligé de saluer bien bas sur les chemins entretenus par la corvée, le carrosse du prélat fastueux ou l’équipage du seigneur superbe, il avait maintenant une partie de la terre du prélat, une partie de la terre du seigneur ; et cela, il le possédait, chose nouvelle, en vertu de la loi. Il y avait eu au moyen-âge de sombres jacqueries, des révoltes de paysans affamés ou exaspérés, brûlant les châteaux, brûlant les nobles. Il y avait eu, après le 14 juillet et dans la période du 4 août, des rassemblements révolutionnaires de paysans. Ils avaient forcé la porte des châteaux, les tiroirs des chartriers, les portes des armoires où s’accumulaient les parchemins de servitude.

Et ils ne regrettaient point ce coup d’audace qui avait décidé de tout. Mais enfin ils n’avaient à ce moment d’autre titre que leur misère, et quand cette exaltation serait tombée, qui sait ce qu’il adviendrait d’eux ? Maintenant c’est la loi qui leur a livré ce morceau de la terre des nobles, ce morceau de la terre des seigneurs. C’est l’Assemblée, élue par la nation et convoquée par le Roi lui-même qui a décidé la mise aux enchères du domaine d’Église. C’est une autre assemblée élue aussi par la nation, qui décide la mise aux enchères des biens des émigrés.

Le paysan pénètre donc dans la cour des abbayes et des châteaux avec la