Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/565

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
555
HISTOIRE SOCIALISTE

monde nouveau nous importune et nous irrite plus que les contemporains n’en furent troublés.

Sur d’autres points les réserves ne manquèrent pas, quoique traduites discrètement et en sourdine. Sous l’harmonie générale perçaient encore les inquiétudes et les calculs des partis. Mirabeau eut une double et cruelle déception.

D’abord, malgré ses conseils passionnés, le Roi négligea cette occasion décisive de s’affirmer, devant la France assemblée, comme le chef de la Révolution.

Mirabeau avait rédigé pour lui un projet de discours où Louis XVI adhérait sans réserve au mouvement révolutionnaire.

Il répétait au Roi qu’ainsi renouvelée, et nationalisée, la monarchie pouvait désormais défier les factions, et élevée au-dessus de tout soupçon, rétablir la force nécessaire du pouvoir exécutif. Le Roi n’osa pas ou ne voulut pas suivre le conseil de Mirabeau, et il se borna à prononcer la formule du serment sans y ajouter un seul de ces mots qui dissipent et préviennent les malentendus. Peut-être le vote de la Constitution civile, décrétée deux jours auparavant empêcha le Roi de se livrer, et il manqua certainement là une occasion décisive qui n’avait point échappé au génie de Mirabeau. Désespéré de cette faute nouvelle, qui accroissait selon lui les périls de la monarchie et ceux de la Révolution, Mirabeau était irrité en outre du succès de Lafayette qu’il détestait.

La fête, qui était pour ainsi dire une revue des gardes nationales de France, semblait calculée pour le triomphe de Lafayette chef de la garde nationale parisienne. Or, selon Mirabeau, Lafayette était doublement funeste. Il était tout fier d’avoir à protéger le Roi et ainsi il désirait médiocrement que le Roi par sa popularité se créât une force propre. Et de plus, en couvrant de sa popularité personnelle, tapageuse et vaine, l’autorité royale, Lafayette contribuait à endormir le Roi dans une sécurité redoutable. Aussi le grand politique, blessé à la fois dans sa conception et dans son orgueil, mêlait des paroles amères et de sombres prophéties à la grande fête qui suspendait dans la plupart des âmes, même les plus actives, le souci du lendemain.

Les démocrates, de leur côté, témoignaient des inquiétudes. Il leur parut que la journée avait été trop celle du Roi et pas assez celle de la nation. Le cri de Vive le Roi ! leur avait semblé dominer trop celui de Vive la Nation ! Et ils avaient cru surprendre dans ce vaste peuple assemblé, expression légale et vivante de la France révolutionnaire, un reste dangereux d’idolâtrie monarchique. Qui sait si le Roi s’imaginant après ces acclamations qu’il est aimé pour lui-même, ne se croira pas dispensé de servir fidèlement la Révolution ?… Qui sait si la monarchie ne se figurera pas qu’elle a simplement agrandi sa cour et que le principal effet de la Révolution a été d’y faire